Périphéries

Le progressisme à l’épreuve de la fiction

La reconquête de l’imaginaire, mère des batailles

16 septembre 2009

« La gauche est morte. » Ce constat, Michel Le Bris le posait en... 1981, dans Le paradis perdu. Le livre parut entre les deux tours de l’élection présidentielle qui allait voir la victoire de François Mitterrand. Il aura donc fallu deux grosses décennies pour que la vérité du diagnostic s’impose aux yeux de tous ; un diagnostic d’autant plus grave que la référence à « la gauche », pour cet ancien de la Gauche prolétarienne (GP), désignait bien davantage qu’un engagement partisan : « Lorsque nous nous disions autrefois “de gauche”, cela tenait de l’évidence et dépassait infiniment la référence à un parti ou un programme de gouvernement : une manière d’être, une certaine idée, obscure sans doute, toujours implicite, mais têtue, de ses rapports aux autres et au monde, une capacité d’indignation, le refus de la “paix intérieure”, une espérance qui donnait son sens à l’action - et c’est bien cette espérance qui, aujourd’hui, n’est plus. »

La « mort de la gauche », loin de ne concerner que les tenants d’une sensibilité politique particulière, représentait à ses yeux un désastre pour tout le monde : « L’état de société résulte d’un lien noué entre les êtres hors du champ politique, faute de quoi celui-ci se retrouve sans efficace propre, en sorte que cette espérance en une communauté éthique des hommes, qui fut le principe de la gauche, ce désir d’un “être-ensemble”, est le ciment nécessaire de toute démocratie, sans laquelle la droite elle-même ne pourrait gouverner (...). Ce n’est pas un hasard, mais l’expression d’une nécessité, si, depuis la Résistance, l’ensemble des idées, des représentations, des valeurs qui constituaient le discours obligé de la gauche sur les fins dernières de la société est devenu en quelque sorte le programme commun de la classe politique : la mort de la gauche met en crise la société elle-même, parce que, au-delà du politique, c’est l’“être-ensemble”, la substance même du lien social, qui s’en trouve affecté (1). »

« Allons-nous repartir
pour un tour d’illusions,
tenter de réanimer,
comme en un théâtre d’ombres,
les grands principes déjà morts ? »

Ces mots résonnent avec une force particulière au moment où de nombreux pays occidentaux, à commencer par la France et l’Italie, s’enfoncent dans une sorte d’antipolitique consistant, pour ceux qui la pratiquent, à miser sur le « chacun pour soi » et à attiser les rancœurs, donnant naissance, pour reprendre le terme de Jacques Généreux, à une « dissociété » plutôt qu’à une société. En France, la ringardisation du gaullisme par le sarkozysme - que montre bien, par exemple, le documentaire de Gilles Perret Walter, Retour en résistance, sur les écrans en novembre prochain -, achève de liquider l’héritage de l’après-guerre. Une société peut-elle « tenir » quand la droite est privée de la possibilité de déposer quelques œufs de coucou dans le nid construit par la gauche ? Oui, sans doute. Mais on peut craindre que ce ne soit qu’en devenant de plus en plus inégalitaire, inhumaine, étouffante, violente, sinistre.

Le télescopage a de quoi méduser : à contre-courant complet, au moment même où le « peuple de gauche », persuadé de l’avènement imminent d’une ère nouvelle, festoyait à la Bastille pour saluer l’élection de son héros, Michel Le Bris, dans un entretien - refusé - à la revue Esprit, décrivait très exactement l’alternative à laquelle la gauche, presque trente ans plus tard, ne peut plus se dérober : « Aurons-nous le courage d’inventer une gauche nouvelle, et un principe nouveau pour cette gauche, ou bien allons-nous repartir pour un tour d’illusions, tenter de réanimer, comme en un théâtre d’ombres, les grands principes déjà morts ? Dans ce dernier cas les réveils seront très amers : quand le réel imposera ses contraintes, nous n’aurons plus alors les moyens de les dominer (2). »

Reste, bien sûr, à démêler les véritables appels à réinventer la gauche de ceux qui n’invitent à rénover que pour mieux enterrer. Une fois de plus, cet été, les affligeantes gesticulations du député-maire socialiste d’Evry, Manuel Valls, appelant son parti à abandonner le mot de « socialisme » sous prétexte que le « développement de l’individualisme » serait une « dynamique irréversible » (voir son blog), ont montré jusqu’où pouvaient aller la reddition philosophique et l’indigence intellectuelle qui minent le PS de l’intérieur.

La pensée de Michel Le Bris offre des ressources précieuses pour remédier aux maux dont souffre la gauche aujourd’hui : absence de vision du monde, pauvreté des formes et de l’imaginaire, transformation de la résistance en un but en soi, impuissance à ébaucher un avenir désirable et à mobiliser des valeurs positives, incapacité à toucher les sensibilités contemporaines, à parler un langage largement audible et à rendre opérante sa critique de l’ordre social... Pourtant, à première vue, l’homme aurait de quoi susciter une certaine méfiance. On en a un peu trop vus, de ces anciens « maos » qui ont tout renié pour se faire les thuriféraires du monde tel qu’il va, et le compagnonnage de Le Bris avec André Glucksmann, son camarade de la GP converti au sarkozysme et au néoconservatisme, sans même parler du fait que Le paradis perdu fut publié chez Grasset dans la collection « Figures » dirigée par Bernard-Henri Lévy, pourrait donner envie de s’enfuir en courant. En outre, Le Bris est de ceux pour qui la Terreur a dénaturé la Révolution française, et pour qui la révélation du goulag et la lecture de Soljenitsyne ont constitué une rupture fondamentale : deux traits qui, chez la plupart de ceux qui les partagent, préludent en général à la disqualification de toute contestation de l’ordre établi.

Mais ce n’est pas le cas chez Michel Le Bris, et c’est à tort qu’on l’a parfois assimilé aux « nouveaux philosophes ». Tout, dans ses écrits et son parcours (du moins pour ce qu’on en connaît), suscite au contraire le respect et l’intérêt. Jamais il ne s’est placé du côté du manche. Si, à un moment, il a viré et pris ses distances avec le militantisme politique, ce n’était pas par reniement, mais au contraire pour rester fidèle à l’exigence première qui l’avait poussé à s’engager. De toute façon, il faut avouer qu’on serait prête à pardonner à peu près n’importe quoi à celui à qui l’on doit l’édition française des Essais sur l’art de la fiction de Stevenson, qui nous avaient servi il y a quelques années de munitions contre Houellebecq (sur ce site mais aussi dans La tyrannie de la réalité).

L’échappée de la littérature

Car, si Le Bris a déserté la politique, c’est pour se jeter à corps perdu dans la fiction, avec une passion particulière pour les écrivains-voyageurs. Il a créé en 1989 le festival Etonnants Voyageurs de Saint-Malo, berceau en 2007 du « Manifeste pour une “littérature-monde” en français ». Ce texte a suscité des réactions parfois très virulentes. La plus caricaturale fut sans doute celle d’un mystérieux « Institut de démobilisation », subtilement intitulée « De la littérature bourgeoise et de sa mort annoncée » (PDF), qui accusait : « Ce voyage dont Le Bris et sa clique d’indéracinables font infatigablement l’éloge chaque année à Saint-Malo est seulement un voyage pour les élites cosmopolites et les couches supérieures de la classe moyenne, dont sans conteste ils sont ; un voyage pour les nantis de la forteresse policière Occident, qui disposent de tous les laissez-passer, de tous les visas et de tout l’argent leur permettant de réaliser leurs petites affaires économiques, universitaires et culturelles aux quatre coins de la planète. Ce voyage est seulement le voyage d’une minorité de “travel writers” bourgeois qui encombrent ensuite les rayons des espaces culturels E. Leclerc de leurs dispensables états d’âme. » Cette diatribe traitait abusivement les écrivains comme une caste sociale, ce qu’ils ne sont pas (voir à ce sujet « L’emploi du temps ») : on doute fort que la grande majorité des invités d’Etonnants Voyageurs, en dehors de quelques vedettes - et encore -, roule sur l’or, ou qu’elle ne « connaisse du monde que ses salles d’embarquement, ses dîners chez les ambassadeurs, ses bons vins, ses aquarelles, ses épices et ses îles au trésor ». Et, au fait, à partir de quel montant de droits d’auteur un écrivain voit-il fondre la valeur littéraire de son œuvre et la pertinence de son regard sur le monde ?

En somme, célébrer le brassage des cultures et l’appétit de découverte, ce serait faire insulte aux migrants qui meurent par dizaines en Méditerranée, et oublier « que pour tous les damnés de ce monde, pour les ouvriers immigrants chassés de leurs foyers par la pauvreté et la violence (ethnique, religieuse), pour la plèbe, voyager est une expérience éminemment traumatique ». Vive Christine Angot, qui ne prend jamais l’avion ! On lit encore, et les bras nous en tombent, qu’il faudrait « cesser d’être dupes » de la « vision idyllique - et indiscutablement coupée du réel - du voyage et de toutes les “migrations” en veux-tu en voilà » que donneraient ces écrivains (c’est sûr que le Congo raconté par Lieve Joris, par exemple, c’est Disneyland), et que « l’urgence est bien plutôt celle d’un monde qui serait enfin raconté par ceux qui en vivent la tragédie au plus près, par ces hommes ordinaires, éternels exclus des arts et des lettres, qui seuls peuvent nous donner accès à la misère de la vie quotidienne en milieu marchand et à la catastrophe politique et sociale planétaire en marche ». On voit combien cette logique d’assignation à l’horreur, hystériquement culpabilisatrice, est mutilante et intenable. Elle donne comme l’impression que la « plèbe » et les morts de la Méditerranée sont ici instrumentalisés au service d’un ressassement morbide et d’une radicalité pavlovienne qui les concernent d’assez loin. Ou comment, au nom du devoir de révolte, on prétend criminaliser la pulsion vitale sans laquelle il n’y a pas de révolte possible.

Néanmoins, la confrontation de ces points de vue - célébration relativement apolitique des charmes du voyage contre rappel brutal des rapports de forces et de la violence de l’ordre du monde - est intéressante. Dans Nous ne sommes pas d’ici, son autobiographie, Michel Le Bris se plaint d’avoir souvent rencontré cette opposition : « Je disais le désir de découverte, le vertige de l’inconnu, en soi et dans le monde, la simple curiosité et l’on m’objectait aussitôt, époque oblige, abject impérialisme, cupidité de l’Occident, volonté criminelle d’appropriation. » La publication en France de L’Orientalisme d’Edward Saïd, en 1980, l’a particulièrement mis en difficulté ; avec beaucoup de mauvaise foi, il reproche à Saïd d’établir « quasiment un rapport de cause à effet entre Le Voyage en Orient de Nerval et le bombardement des camps de réfugiés palestiniens ! ».

« Sans m’en rendre compte,
j’avais perdu l’écoute de la musique
au fil des années militantes,
et ne lisais plus de poèmes »

Mais, entre l’acuité analytique d’un Saïd et l’élan d’un Le Bris, pourquoi faudrait-il choisir ? Nous avons besoin des deux : de la lucidité ET de l’enchantement ; de la connaissance ET du rêve. Sauf que ce dont la gauche crève aujourd’hui, ce n’est pas d’un défaut de lucidité. Et il serait dommage de se priver de la réflexion de Michel Le Bris sous prétexte qu’il est devenu un peu mou du genou politiquement - comme s’il fallait forcément, pour faire son miel d’un auteur, pouvoir tout prendre en bloc...

Dans Le Défi romantique (3) (d’abord publié en 1981 sous le titre de Journal du romantisme (4)), Le Bris raconte ainsi le moment qui suivit sa rupture avec la Gauche prolétarienne et son départ de Libération, qu’il avait cofondé : « L’homme aux semelles de vent fut écrit ainsi : comme un accidenté réapprend à marcher. En renouant les fils brisés de ce que j’avais été avant ces années militantes, et avant ces années 60 où nous nous étions tous voulus singes savants, récitants domestiques de Barthes, de Lacan, d’Althusser - en revenant vers le vivant foyer qui, me semblait-il, m’avait fait ce que j’étais, dépouillé des oripeaux obligés de l’époque. La Bretagne de mon enfance, d’abord - entendez : l’éveil au poème du monde, la tension entre la demeure et l’errance, l’appel du Grand Dehors. La musique, dont j’avais eu le sentiment, en la découvrant, qu’elle me révélait à moi-même, qu’en elle, mystérieusement, en deçà de toute parole, se jouait le mystère de notre entrée en humanité, le recueillement en soi de l’Autre. Et puis la littérature, ma “raison d’être” depuis toujours - et particulièrement le romantisme allemand que je tenais pour déjà pour le pari le plus radical jamais tenté sur la littérature. D’en retrouver le chemin me faisait mesurer comme, sans m’en rendre compte, j’avais perdu l’écoute de la musique au fil des années militantes, et ne lisais plus de poèmes. » Il résume : « Contre les Infaillibles, pour reprendre la belle expression de Paul Rozenberg, le grand défi des Vulnérables. Contre le fanatisme des dogmes, la petite flamme libératrice du poème. »

On a déjà eu l’occasion d’évoquer ici les trésors insoupçonnés que recèle le romantisme - très loin des clichés auxquels on l’a associé pour mieux le refouler -, à travers la recension du livre de Michaël Löwy et Robert Sayre, Révolte et mélancolie - Le romantisme à contre-courant de la modernité (1992). « Aussi fou, donc, et aussi nécessaire hier qu’aujourd’hui, le défi romantique, renchérit Michel Le Bris. Non pas comme un catalogue de recettes dans lequel il nous suffirait de puiser pour ouvrir les portes de l’avenir, mais comme une aventure qu’il nous revient de poursuivre, de prolonger pour les temps présents, de réinventer (5). » Lui fait écho, dans son expérience, le souvenir ébloui de Mai 68 : « Après tout, mai 1968 est aussi le grand refoulé des temps présents, devenu proprement “impensable”, réduit à quelques caricatures dérisoires - lors même que les débats nés de son effervescence continuent d’agiter la société dans ses tréfonds. Comme bien d’autres, j’avais vécu avec intensité ces journées de printemps, moins d’ailleurs comme une révolution politique que comme un moment de miraculeuse douceur, de légèreté : un moment de grâce - à entendre au sens fort, pour reprendre les termes de Maurice Clavel, d’une “délivrance de l’âme captive”. Et comme bien d’autres j’avais vécu dans le désarroi la lente dérive des années militantes qui suivirent, lorsque nos rêves de liberté se renversaient, quoi que nous fassions, en dictature du groupe sur chacun. En somme, pour dire ce “soulèvement de la vie”, cette allégresse, cette sensation d’une immensité éveillée au plus intime de soi, nous n’avions pas de mots, mais seulement les langues mortes de la raison politique, les vocables usés de la Révolution qui parlaient malgré nous, à travers nous. »

L’Imagination créatrice
contre la « mécanique mortifère
des rationalismes »

Grâce, âme, allégresse, immensité : ces citations suffisent à montrer, je suppose, que ce monsieur emploie un langage d’un lyrisme aussi agaçant que suspect. C’est que Michel Le Bris, en remontant le cours de l’histoire pour tenter de déterminer « quel fut le piège où l’espérance humaine se prit (6) », bute sur la conception de la Raison héritée des Lumières, et la juge d’une étroitesse problématique, inapte à saisir le monde (à ce sujet, on lira aussi notre critique de l’atterrant Traité d’athéologie de Michel Onfray). Il est consterné par la faiblesse de l’art produit par les Lumières : « Si la chute apparaît vertigineuse, le désastre total, peut-être vaut-il la peine d’enfin s’interroger sur la nature exacte de ce que les Lumières refoulent, caricaturent, ou nient, sous prétexte de “libération” - que valent des philosophies qui conduisent l’art aussi rapidement à sa ruine, à quelle liberté humaine peuvent-elles prétendre si elles manifestent aussi évidemment leur incapacité à ressentir et restituer l’intériorité des êtres ? »

Il découvre avec enthousiasme le livre de l’orientaliste Henry Corbin, L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn Arabi (7) : le concept d’« imagination créatrice » lui semble ouvrir la voie à une forme d’entendement plus puissante et plus juste que celle offerte par la « mécanique mortifère des rationalismes (8) ». L’imagination créatrice doit être distinguée de la simple « fantaisie », « productrice d’imaginaire au sens habituel, c’est-à-dire d’irréel - celle-là n’est que le triste résidu du dualisme occidental, lorsqu’oubliant la nécessaire médiation, l’esprit, désorienté, défaille devant les séductions de l’image sans la pouvoir penser ». « L’âge classique, observe-t-il encore, refusant toute puissance cognitive à l’imagination, séparant absolument l’Esprit de la Nature, s’enferre dans le strict dualisme de la pensée et de l’étendue, sans plus de moyen de penser leur rapport » - ce qui nous ramène aux travaux d’Augustin Berque.

Pour Le Bris, l’être humain et la société ne peuvent vivre sans une dimension qui les dépasse, et qui conserve aux choses une part de mystère : « Nous mourons d’asphyxie dans un monde étriqué, réduit à deux dimensions : j’ai voulu tenter de retrouver, comme foyer de résistance et lieu de symbolisation, une troisième dimension qui redonnerait enfin au monde sa profondeur et à l’Homme sa grandeur - le “tiers-monde” médiateur, notre seul Nouveau Monde. » On a déjà eu l’occasion de dire (dans La tyrannie de la réalité) que cette part de mystère, loin de relever d’une extravagance irrationnelle, correspondait au contraire parfaitement à l’état actuel de la science, plus fait d’interrogations que de certitudes : le fin mot de la simple nature de la matière se révèle aujourd’hui insaisissable. Comme l’écrivait déjà Alan W. Watts il y a un demi-siècle, « la poussière sur les étagères a pris autant de mystère que les étoiles les plus éloignées ; nous connaissons suffisamment les deux pour savoir que nous n’y connaissons rien du tout (9) ». Pour cette raison, on préférera d’ailleurs parler d’« immanence » plutôt que de « transcendance », comme le fait Le Bris : non pas un principe extérieur qui viendrait donner son sens à l’existence humaine, mais un principe d’inconnu intimement mêlé à la nature même des choses et du monde - nous-mêmes compris.

« La pauvre bouée
de nos lieux communs
de mangeurs de curés »

Le problème, c’est que ce retour d’une « troisième dimension », c’est précisément ce que la gauche s’acharne de toutes ses forces à conjurer comme la pire des régressions obscurantistes. Le Bris a beau rester strictement hors du champ du religieux, il n’échappe pas au soupçon, en particulier en raison de son amitié avec le philosophe Maurice Clavel (1920-1979), gaulliste de gauche converti au catholicisme. En témoigne ce qu’écrit l’historien des idées Daniel Lindenberg dans son nouveau livre, Le procès des Lumières (10) : en 1976, raconte-t-il, Clavel « réunit à Vezelay un “groupe socratique” composé d’anciens de la Gauche prolétarienne et leur annonce qu’ils vont partir à la conquête du monde intellectuel. (...) Les onze intellectuels qui ont répondu à la convocation sont presque tous d’anciens dirigeants de la GP (François Ewald, Alain Geismar, André Glucksmann, Guy Lardreau, Michel Le Bris, Jean-Pierre Le Dantec, etc.). (...) Les douze apôtres vont discuter de l’avenir, en partant du présupposé clavélien qu’il n’est de révolution que “spirituelle” et, si possible, chrétienne. Je me souviens personnellement de ce que m’avait confié, un peu scandalisé, mon ami Christian Bourgois, rencontré un mois plus tard : “Ils veulent me convaincre que la seule vraie révolution est la révolution chrétienne !” ».

S’agissant de Le Bris, du moins, le procès est injuste : dans ses livres, il réfute on ne peut plus clairement toute affiliation religieuse. Il conclut l’introduction du Paradis perdu sur cette précision : « Enfin, à l’intention de ceux que les mots par trop effraient : il sera, aussi, parfois question de “Dieu”. Non que je veuille troquer de supposés habits de militant pour la robe de bure des nouveaux missionnaires : nulle trace ici, du moins je l’espère !, de bigoterie, de soumission à quelque Eglise, ou de reconnaissance des pouvoirs de ce vieillard à grande barbe trônant dans le ciel qui fit autrefois les cauchemars des libres penseurs. » S’il parle de « Dieu », dit-il, c’est comme d’une « fiction » : une fiction « par laquelle l’Homme, précisément, désigne une dimension en lui, qui, parce qu’elle transcende le social-historique, seule pourrait lui donner sens. Ici, nous touchons peut-être au point même où la crise se noue. Ici, véritablement, commence la pensée ».

Dans ce même livre, il a des pages très dures sur tout ce dont la gauche se prive en jetant le bébé de la transcendance avec l’eau du bain de la superstition et de la religion : « Resterons-nous alors désarmés, cramponnés, tels des naufragés dans la tempête, à la pauvre bouée de nos lieux communs de mangeurs de curés ? Pouvons-nous vraiment nous satisfaire, pour toute analyse, des rires hébétés de quelques brutes confites en leurs conformismes irréligieux, de leurs quolibets, anathèmes et injures ? Devons-nous nécessairement mourir idiots, parce que “de gauche” ? Autant le dire tout net, les livres qui paraissent en rangs serrés sur la foi qui tue, l’horreur des guerres de religion, l’ignominie des chercheurs de Dieu, le complot des prêtres, la nécessité de raison garder face aux dangers du fanatisme, l’excellence du doute et autres platitudes obligées de la bonne conscience, (...) tous ces grigris pourtant déjà bien usés, brandis avec une sorte d’agitation sénile pour conjurer la montée de “l’Infâme” relèvent de la pure mystification : ils sont précisément ce qu’ils dénoncent, des pamphlets mensongers s’efforçant, à l’instant où le voile se déchire, sous les assauts des dissidences, de le sauver encore, pour maintenir les masses “obscures” dans la superstition et la terreur. »

« L’enjeu du politique n’est plus
de libérer l’individu des liens sociaux
et de la transcendance
qui lui barraient autrefois
le chemin de l’autonomie »

Que la gauche, désormais, se trompe de combat en tenant l’« obscurantisme » pour l’ennemi principal, c’est également la conviction d’un auteur très différent, mais qui, aujourd’hui, s’efforce lui aussi de redonner une pensée et du souffle à sa famille politique : longtemps membre du Parti socialiste, l’économiste Jacques Généreux a fini par l’abandonner pour suivre Jean-Luc Mélenchon au Parti de gauche. Dans ses livres, il travaille, comme d’autres penseurs (Miguel Benasayag, François Flahault, Nancy Huston (11)...), à déconstruire la figure, selon lui fondamentalement erronée, de l’Individu « séparé », existant et s’épanouissant d’autant mieux qu’il serait « libéré » de tout lien avec ses semblables - la figure, précisément, devant laquelle se prosterne son ancien camarade Manuel Valls.

Loin de renier, comme ce dernier, le mot de « socialisme », Généreux se propose de lui donner un nouveau contenu, et de lui faire désigner non plus un « mode de production fondé sur l’appropriation collective des moyens de production », mais une « doctrine politique fondée sur une conception sociale de l’être humain ». Dans Le socialisme néomoderne (12), paru ce printemps, il écrit : « L’enjeu du politique n’est plus de libérer l’individu des liens sociaux et de la transcendance qui lui barraient autrefois le chemin de l’autonomie. Il est de dépasser le mythe moderne de l’individu autonome qui barre la route à la construction d’une vraie liberté. Il est de remplacer un laisser-faire qui aliène par des liens qui libèrent. »

De même que Le Bris renvoie les ennemis de toute transcendance à leur rôle de « prêtres », de gardiens du dogme, Généreux décèle, dans la pensée en apparence la plus sécularisée, les traces d’une vision religieuse du monde, lorsqu’on se figure un Individu « tombé du ciel » (ne dit-on pas couramment qu’un nouveau-né est « arrivé sur Terre », alors qu’il est la recombinaison d’éléments biologiques préexistants ?). Il observe : « En postulant la préexistence d’un sujet autonome, sans se demander comment un nourrisson devient ou non un tel sujet, la pensée moderne a fait l’impasse sur la science de l’homme, et constitué l’individu dont elle parle en donnée exogène tombée du Ciel. Cette façon de nous penser nous-mêmes est devenue tellement commune que le plus militant des rationalistes peut ignorer le fondement religieux de son discours. Ainsi, tout individu hypermoderne et athée, qui se conçoit comme seule source de son être et de sa pensée, en un sens croit en Dieu sans le savoir, puisqu’il croit en un être autofondé qui ne vient pas d’autrui ; puisque, en fait, il se prend pour Dieu. »

« Combattre les idées fausses
ne consiste pas à passer la vérité
comme on passe le sel »

En somme, il serait temps de renoncer à une raison raisonnante qui, loin de nous garantir contre les erreurs et les croyances infondées, peut parfois nous y précipiter la tête la première, pour développer enfin une forme d’entendement capable de saisir les êtres et les choses dans leur intégrité. « Il serait insensé de croire qu’il suffit de dire la vérité pour que soudain les esprits s’y convertissent par l’effet magique de la raison, écrit Jacques Généreux. La neurobiologie nous a appris que Descartes avait tort de séparer la raison (l’esprit) des émotions (le corps). (...) Le cerveau rationnel est en synergie avec le cerveau des émotions, nos pensées sont aussi des émotions. Une erreur de connaissance ou de raisonnement ne peut donc être effacée d’un simple coup de brosse comme le ferait un instituteur au tableau noir. Nous faisons d’ailleurs tous l’expérience d’idées que nous reconnaissons comme fausses et qui gardent néanmoins pour nous une certaine force d’attraction. La facilité avec laquelle on peut se débarrasser d’une erreur dépend donc du complexe de représentations et d’émotions plus ou moins anciennes, conscientes ou inconscientes, auquel elle est attachée comme l’arbre à ses racines. (...) Combattre les idées fausses ne consiste donc pas à passer la vérité comme on passe le sel. »

L’activiste américain Stephen Duncombe, membre du mouvement Reclaim the Streets, est l’auteur d’un essai intitulé Dream - Re-imagining progressive politics in an age of fantasy (13), paru en 2007 - et dont j’aurais bien voulu avoir déjà connaissance au moment d’écrire Rêves de droite, en particulier pour le chapitre « Portrait de la gauche en hérisson ». A sa manière provocatrice, un peu trop superficielle, pragmatique et pressée, mais formidablement stimulante, comme un bon coup de pied au cul, il y pointe lui aussi la faiblesse fatale que constituent, dans les habitudes de pensée de la gauche, la confiance placée tout entière dans la raison et la foi dans le fait que, « une fois que les gens, par la raison, auront accès à la Vérité, leurs yeux se dessilleront, ils verront la réalité telle qu’elle est, et, bien sûr, ils seront d’accord avec nous ».

La pauvreté formelle du discours de gauche, observe-t-il, s’explique par la conviction que « la réalité, une fois libérée de la tradition et de la superstition, ainsi que des voiles de l’imagination et de l’émotion, serait évidente, donnée d’elle-même ». Or, il n’y a rien de plus faux : « La réalité est toujours réfractée par l’imagination, et c’est à travers l’imagination que nous vivons nos vies. » Un « réel sans médiation » est une chose impossible. Il s’agit donc pour les progressistes, s’ils ne veulent pas être condamnés à l’insignifiance, d’apprendre « comment dire la vérité de manière efficace ».

« L’imagination et le spectacle
ont été le propre du fascisme,
du communisme totalitaire et,
plus récemment, de l’indicible horreur
connue sous le nom de
“Entertainment Tonight” »

Bien sûr, précise Duncombe, il y a des raisons très honorables à cette méfiance envers l’imaginaire : « Les rêves rendent souvent les gens de gauche nerveux. L’imagination et le spectacle ont été le propre du fascisme, du communisme totalitaire et, plus récemment, de l’indicible horreur connue sous le nom de “Entertainment Tonight”. » Le progressisme, outre qu’il est toujours sous le coup de la méchante gueule de bois des lendemains qui déchantent, doit ses plus grandes victoires historiques aux Lumières et à l’empirisme : « C’est l’empirisme qui a brisé le monopole de l’Eglise sur l’interprétation du monde, jetant à bas son pouvoir à la fois spirituel et temporel. De même, l’idéal des Lumières de l’homme comme créature raisonnante, raisonnable, a sapé les hiérarchies du féodalisme et les bases du droit divin. »

Sauf, ajoute Duncombe, que c’est de l’histoire, précisément : « Le monde d’aujourd’hui est saturé de systèmes médiatiques et abreuvé d’images publicitaires ; le discours politique est mis en forme par des experts en relations publiques, et le people est considéré comme de l’information. (...) Mais, confrontés à ce nouveau monde, les progressistes continuent imperturbablement de jouer une partition devenue obsolète. » Nous fustigeons cette décadence en nous enorgueillissant de notre supériorité, et, pendant ce temps, la caravane du spectacle passe. Duncombe rappelle ce que préconisait, comme beaucoup d’autres, le critique Neal Postman : « Nous devons cultiver nos défenses contre les séductions de l’éloquence. » Or, constate-t-il, plus d’un quart de siècle de critique et de déconstruction avisée des médias et de la publicité n’a en rien diminué leur empire : il a simplement amené les publicitaires à multiplier les recours aux clins d’œil et au second degré pour mieux les déjouer, et ainsi maintenir leur complicité avec le consommateur.

Certes, le bannissement des émotions du champ de la politique « noble » ne date pas d’hier : faisant écho aux interrogations de Michel Le Bris, que le militantisme avait détourné de la musique et de la littérature, Duncombe rappelle qu’Aristote, déjà, proscrivait la musique, jugée dangereuse parce qu’elle « parlait au cœur et au corps, et non à l’entendement ». Mais il serait temps, dit-il, de revoir ce préjugé : « L’irrationnel et l’émotionnel ne sont pas en eux-mêmes des aspects négatifs de la politique. Ils ne sont pas quelque chose qui doit être prohibé, ni même civilisé ; ils peuvent être nobles et bons. Ils sont, en tout cas, des éléments auxquels il est incontournable de s’adresser si l’on nourrit l’espoir d’exercer le pouvoir politique. »

« L’aspiration au plaisir,
à l’aventure,
aux belles histoires,
a si longtemps été laissée
aux bons soins du diable
que la plupart des gens pensent
que c’est lui qui inspire la demande :
ils se trompent »

Assurément, effectuer ce saut culturel dans le vide n’est pas sans risques ; mais les progressistes sont au pied du mur : « S’en tenir au confort du connu nous offre la possibilité d’un voyage serein ; sauf que ce voyage ne mène nulle part. La rationalité et la raison qui autrefois nous ont libérés de l’autorité font aujourd’hui de nous des lâches, étudiant minutieusement la réalité au lieu de la changer. » D’ailleurs, remarque-t-il, parmi les dégâts causés par cette paralysie, il y a déjà le fait qu’à force de ne pas vouloir se salir les mains avec les représentations, les progressistes ont « laissé l’ennemi les définir » : désormais, c’est une affaire entendue, « les libéraux [au sens américain du terme] sont pusillanimes, faibles et élitistes ; les gauchistes sont des cinglés dangereux ; tous sont déconnectés de la majorité de leurs concitoyens ». Il devient urgent de « faire la paix avec les représentations ».

Duncombe cite Walter Lippmann : « L’aspiration au plaisir, à l’aventure, aux belles histoires, a si longtemps été laissée aux bons soins du diable que la plupart des gens pensent que c’est lui qui inspire la demande : ils se trompent. » Il s’agit d’admettre que la culture de masse ou commerciale « parle à quelque chose de réel et de profond en nous ». Se voiler la face revient à s’adresser non pas aux gens tels qu’ils sont (« émotionnels, passionnés, bon public »), mais tels qu’on souhaiterait qu’ils soient selon un modèle idéal : « sobres, raisonnables, moraux ». C’est là exactement ce que Michel Le Bris reprochait aux intellectuels « effarés par le retour du spirituel » : rêver « de dissidents propres et nets, lavés de leurs superstitions superflues, rationalisés enfin ».

S’accrocher à un tel modèle implique d’ailleurs aussi une bonne dose d’autocensure. Duncombe cite Lippmann, encore : « Au lieu de nier nos pulsions, nous devons les canaliser autrement. » Il s’agit d’apprendre à élaborer une politique « enracinée dans nos propres passions ». « Ce n’est pas notre boulot de condamner les fantasmes et les désirs populaires, assène-t-il. Notre boulot, c’est de leur accorder toute notre attention, d’apprendre d’eux, et peut-être même - Dieu nous garde ! - d’en jouir nous-mêmes. Ensuite, les caramboler, et les emmener ailleurs. » Un programme qu’il s’applique d’abord à lui-même, en analysant par exemple les ressorts profonds du plaisir qu’il prend à jouer à Grand Theft Auto, un jeu très populaire et particulièrement violent. Il interroge aussi ce qui est à l’œuvre dans notre fascination pour la vie des célébrités : « Qu’ont donc les célébrités que nous n’avons pas ? La richesse, les loisirs, la beauté. Traduit en termes d’accès, et non d’excès, cela donne du pain bénit pour les progressistes : de meilleurs salaires, des semaines de travail plus courtes, des vacances réglementaires, et des soins médicaux et dentaires universels. » Culotté, mais pas idiot...

La publicité a su récupérer
les rêves de transformation
que la politique ne savait plus nourrir

Entre le « rejet arrogant » de la culture commerciale et son « acceptation démagogique », Duncombe propose donc d’ouvrir une troisième voie. La partie la plus frappante de son livre est peut-être celle où il analyse le discours publicitaire. A sa manière, fait-il remarquer, la publicité a fonctionné comme un « inestimable bureau de propagande pour les idéaux progressistes, en maintenant vivante la flamme de l’espoir » : après tout, ce que vend le moindre spot, n’est-ce pas le « rêve d’une vie meilleure » ? La publicité a su récupérer les « rêves de transformation » que la politique ne savait plus nourrir ; sachant à merveille « parler au désir, pas à la raison », elle marche parce qu’elle est « une fausse promesse, mais une promesse tout de même ». La tâche des progressistes, c’est donc de « libérer les fantasmes piégés par la publicité ».

Pour l’illustrer, Duncombe prend l’exemple d’un spot pour un fast-food. On y voit un père qui, revenant du travail, passe prendre sa petite fille à son domicile, l’emmène manger un hamburger, puis se promène avec elle au zoo. A condition d’en expurger la partie « hamburger », affirme-t-il avec aplomb (en évacuant tout de même un peu vite l’esthétique problématique de ce genre de clips...), ce film ferait « une excellente publicité pour un agenda progressiste » : « Comment un hamburger pourrait-il me donner des après-midi libres, du temps avec mes enfants, ou faire briller le soleil sur des espaces publics gratuits et bien entretenus ? C’est simple : il ne le peut pas. En revanche, il est très facile de faire le lien entre l’utopie McDo et une politique progressiste : une législation qui offre des semaines de travail plus courtes, davantage de congés - et, au passage, moins de chômage ; des congés parentaux généreux qui favorisent l’équilibre des rôles paternel et maternel ; des politiques publiques qui financent largement les musées, les parcs et les zoos... »

Apprendre le langage des associations

« Un père, une fille + McDonald’s = nirvana familial » : l’absurdité d’une telle équation n’échappe à personne. Comment expliquer, alors, l’impact de la publicité ? Par le fait, répond Duncombe, qu’elle ne repose pas sur des équations, ni sur une logique linéaire, mais sur des associations, et se contente de juxtaposer des images : vous ne pouvez pas être accusé de mensonge quand vous n’affirmez rien. Consubstantiel à l’ère de l’image, le langage des associations, dit-il, est devenu incontournable. Et il remarque que les conservateurs ne se privent pas d’y avoir recours : en répétant constamment, dans une seule et même phrase, les mots « Irak » et « terrorisme », ou « Saddam Hussein » et « Al-Qaeda », le président Bush a ainsi réussi à inculquer à une majorité d’Américains la certitude que le président irakien était responsable des attentats du 11 septembre. En revanche, quand son gouvernement a voulu utiliser la logique linéaire - la calamiteuse présentation de Colin Powell aux Nations unies -, la fausseté du procédé a sauté aux yeux de tous. Comment se fait-il, interroge Duncombe, que les seuls à s’interdire le langage des associations, les progressistes, soient aussi les seuls qui seraient en mesure de proposer des associations honnêtes et pertinentes ?

Duncombe affronte aussi la question de l’individu. La gauche, et c’est tout à son honneur, dit-il, croit à la communauté, à la société. Mais cela l’affaiblit aussi en l’amenant à s’adresser trop souvent à des entités abstraites plutôt qu’à des personnes, ainsi qu’à négliger ou à disqualifier les désirs de distinction ou de quant-à-soi, perçus comme d’impardonnables trahisons. Dans le succès du people, Duncombe voit aussi un besoin de reconnaissance, une aspiration à la visibilité. Et il déplore que la gauche, trop souvent, ne sache faire appel qu’aux valeurs de sacrifice, négligeant la qualité du quotidien, des moyens, pour se focaliser sur les fins (« Le problème avec le socialisme, disait Oscar Wilde, c’est que ça occupe trop de soirées »).

C’est aussi cela qui sourd, d’ailleurs, dans la réplique fielleuse de l’« Institut de démobilisation » au manifeste d’Etonnants Voyageurs : Michel Le Bris y est présenté comme un de ces renégats qui ont délaissé l’engagement politique pour lui préférer leur nombril (« Il y a l’engagement politique d’un côté, et il y a les irrépressibles “puissances d’incandescence” d’une petite carrière à soi de l’autre ») ; sauf que c’est ce retour à soi, et lui seul, qui lui a permis de produire, comme auteur et comme éditeur, des livres auxquels certains ont la faiblesse de trouver un intérêt... (Alors que la rhétorique robotique, dogmatique et prévisible du texte qui le brocarde donnerait plutôt envie de se flinguer.)

« Si les hommes peuvent
mourir pour des idées,
c’est qu’ils en vivent,
au sens le plus physique du terme »

Mais, parmi les raisons qui poussent les progressistes à se méfier de l’imaginaire, il y a peut-être encore autre chose que l’héritage des Lumières, sur lequel Duncombe n’insiste pas assez : le poids de la tradition marxiste, qui invite à n’attacher d’importance qu’aux faits, et à minimiser le rôle des idées - ce qui est assez paradoxal, s’agissant justement d’une théorie qui, pour le meilleur et pour le pire, a bouleversé la face du monde ! C’est Jacques Généreux qui, dans Le socialisme néomoderne, fait un sort à ce préjugé :

« Est-ce l’existence matérielle qui détermine la conscience des hommes, comme l’écrivait Marx, ou l’inverse, comme le suggérait l’idéalisme allemand qui était la cible de Marx dans L’Idéologie allemande ? La réalité est que cette question n’a pas de sens, car la conscience est une composante toute aussi matérielle de l’existence humaine que les conditions de travail et de production. Non seulement les idées, les croyances et les mots ont une existence physique pas moins tangible que les biens dits “matériels”, mais encore l’effet desdits biens sur notre existence dépend en partie des représentations symboliques que nous leur attachons.

La force des représentations et des discours qui les mettent en scène est à ce point démontrée qu’il est insensé de soutenir le matérialisme vulgaire au nom duquel certains prétendent mépriser l’idéologie et les “grands récits” politiques. En réalité, si les hommes peuvent mourir pour des idées, c’est qu’ils en vivent, au sens le plus physique du terme. Et, par voie de conséquence, quand ils ne peuvent plus mourir pour des idées, c’est qu’ils sont moins vivants. Un “citoyen” qui ne s’intéresserait vraiment plus qu’au “pouvoir d’achat” promis par le discours politique ne serait pas loin de l’agonie psychique : le cerveau serait quasi éteint faute d’être encore stimulé par le bouillonnement incessant des représentations qui font la vie d’un être humain. »

Michel Le Bris, dans Nous ne sommes pas d’ici, lui fait écho : « Seules les choses sont mues par des causes ; les êtres humains, aussi soumis soient-ils à des déterminismes, n’en sont pas moins mus aussi par des buts. Sinon, comment et pourquoi se révolteraient-ils ? » Stephen Duncombe également, lorsqu’il pointe les insuffisances de l’analyse d’écrivains comme Thomas Frank (auteur de Pourquoi les pauvres votent à droite) : « Selon eux, si le Parti démocrate veut avoir un avenir, il doit adopter des politiques qui bénéficient à la majorité des Américains. Frank a absolument raison. Mais, à moins que les démocrates ne développent des stratégies pour “vendre” ces gains matériels, et prennent en compte la nature plus immatérielle des espoirs et des désirs des citoyens, ils continueront d’échouer. »

Généreux, au passage, règle son compte à l’antienne selon laquelle « tout ça c’est bien joli, mais les gens veulent du concret » : « D’aucuns pensent peut-être que, de nos jours, la “théorie” ne sert plus à grand-chose en politique, parce que les individus se méfient des idéologies et attendent surtout des résultats concrets. C’est là une funeste illusion dont s’est toujours gardée la droite. (...) [Celle-ci] a compris la nécessité et l’efficacité politique de l’idéologie, au point de la dissimuler sous les apparences du bon sens, car on supporte mieux la piqûre quand on nous cache la seringue. (...) Les élections se gagnent et se perdent encore, et peut-être même plus qu’avant, sur le discours des politiques, sur l’histoire qu’ils racontent au pays. »

A Duncombe le mot de la fin : « Embrasser nos rêves ne signifie pas que nous devions fermer nos yeux, et nos esprits, sur la réalité. Les progressistes peuvent, et doivent, faire les deux : étudier avec sérieux ET rêver avec intensité. En résumé, il nous faut devenir un parti de rêveurs conscients » - et apprendre enfin à « entremêler le réel et le fantastique, le lourd et le léger, le politique et le personnel, de la même manière qu’ils sont entremêlés dans le cœur des gens, dans leur esprit et dans leur vie ».

Mona Chollet
Merci à Amazir Zali pour le titre :-)

(1) Michel Le Bris, Le paradis perdu, Grasset, collection « Figures », Paris, 1981.

(2) Cité dans son autobiographie, Nous ne sommes pas d’ici, Grasset, Paris, 2009.

(3) Flammarion, Paris, 2002.

(4) Skira, Genève, 1981.

(5) Le Défi romantique, op. cit.

(6) Michel Le Bris, Le paradis perdu, op. cit.

(7) Henry Corbin, L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn Arabi, Entrelacs, 2006.

(8) Michel Le Bris, Le paradis perdu, op. cit.

(9) Alan W. Watts, Eloge de l’insécurité, traduit de l’anglais par Benjamin Guérif, Payot, 2003 [1951].

(10) Daniel Lindenberg, Le procès des Lumières, Seuil, Paris, 2009.

(11) Lire, dans Le Monde diplomatique de septembre 2009, « Le ciel nous préserve des optimistes ».

(12) Jacques Généreux, Le socialisme néomoderne ou l’avenir de la liberté, Seuil, Paris, 2009.

(13) Stephen Duncombe, Dream - Re-imagining progressive politics in an age of fantasy, The New Press, New York, 2007. Merci à Mathieu O’Neil pour le conseil de lecture.

Michel Le Bris, Le paradis perdu, Grasset, collection « Figures », Paris, 1981 ; Le Défi romantique, Flammarion, Paris, 2002 ; Nous ne sommes pas d’ici, autobiographie, Grasset, Paris, 2009.

Jacques Généreux, Le socialisme néomoderne ou l’avenir de la liberté, Seuil, Paris, 2009.

Stephen Duncombe, Dream - Re-imagining progressive politics in an age of fantasy, The New Press, New York, 2007.

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Périphéries, 16 septembre 2009
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