Périphéries

Le Chœur des femmes, un roman de Martin Winckler

Le Chevalier au spéculum

Lorsqu’un écrivain qui, comme l’écrasante majorité de ses semblables, exerce par ailleurs un autre métier (1), s’invente un double idéalisé exerçant la même profession que lui, et investit dans son texte toute la passion que lui inspire cette activité, le sens politique qu’elle revêt à ses yeux, cela donne souvent des romans irrésistibles, que l’on dévore avec un immense plaisir, en leur pardonnant allègrement tous leurs éventuels petits défauts. La fiction permet à l’auteur d’avoir les coudées franches pour balayer tout ce qui, dans la vie réelle, l’empêche de faire son métier dans les conditions dont il rêve, tandis que sa connaissance intime du sujet assure la vraisemblance de ce qu’il raconte. Non seulement le livre a ainsi une valeur documentaire, mais il sert de tribune du haut de laquelle exposer sa vision d’une profession et des chambardements dont elle aurait grand besoin pour le bien de la société.

La trilogie Millénium, par exemple, relevait de ce cas de figure : à travers le personnage de Mikael Blomkvist, journaliste d’investigation comme lui, Stieg Larsson lâchait la bride à ses propres aspirations professionnelles. Millénium, le journal indépendant dans lequel travaille Blomkvist, rappelle Expo, le trimestriel fondé par Larsson. Dans la vraie vie, ce dernier, lui aussi, combattait l’extrême droite suédoise et les affairistes ; mais il ne bénéficiait pas pour cela de l’aide d’une hacker de génie taillée comme une crevette et néanmoins reine de la baston, ce qui, on en conviendra, est quand même très dommage. Si des millions de lecteurs ont pris un tel pied à suivre les aventures du duo Blomkvist-Salander, c’est bien parce que l’auteur a su les inviter dans un fantasme finalement très personnel. Il fait plaisir parce qu’il se fait plaisir, sur toute la ligne - y compris en faisant de son héros un don juan ! Il s’agit d’un plaisir de nature presque enfantine, au très bon sens du terme : Larsson revendique l’influence de sa compatriote Astrid Lindgren, créatrice à la fois des personnages de Fifi Brindacier - à qui Lisbeth Salander doit beaucoup - et de « Super Blomkvist », un enfant-détective célèbre en Suède. Plus largement, on sent chez Larsson, qui fut président de la plus grande association de science-fiction scandinave, un goût très vif pour la culture populaire à son meilleur.

Le Chœur des femmes, le nouveau roman de Martin Winckler, appartient lui aussi à cette catégorie que l’on pourrait baptiser « littérature du double métier » (ou « mégalomanie constructive » !). Certes, c’était déjà le cas de la plupart de ses précédents livres, à commencer par La maladie de Sachs et Les Trois Médecins ; mais jamais encore il n’était parvenu à un résultat aussi jubilatoire (six cents pages dévorées en deux jours : qui dit mieux ?! (2)). Marqué lui aussi par la culture populaire - on connaît son amour des séries américaines (3) -, il réussit ici une alchimie parfaite entre la dose de suspense et d’action (il y a même un peu de castagne) et le propos militant, sur un sujet qui, à première vue, semble pourtant s’y prêter nettement moins bien que le journalisme d’investigation : la médecine gynécologique...

En fait, Winckler, comble du raffinement, pratique même le dédoublement du double : le héros du Chœur des femmes, Franz Karma, directeur d’un service hospitalier dédié à l’accueil des femmes, est un ami de Bruno Sachs, le protagoniste de La Vacation, de La maladie de Sachs et des Trois médecins. On apprend ici que Sachs, comme Winckler lui-même, lassé de répéter que « la formation des médecins en France est archaïque et violente (4) », s’est expatrié au Canada. « Il ne m’a pas "abandonné", dit Karma à un autre personnage à propos de son vieux complice. Il a raccroché, le moment venu, comme nous en avions convenu, et il a eu raison. Il en avait fait assez, il avait le droit de vivre. Et crois-moi, ce qu’il fait là-bas, nous allons tous en bénéficier. » Ainsi, la fiction offre même à Winckler le luxe de l’ubiquité : elle lui permet à la fois de continuer la bagarre en France, à travers Franz Karma, et d’aller réaliser les expérimentations dont il rêve dans un pays davantage prêt à les accueillir, à travers Bruno Sachs...

Le vieux contestataire
et le jeune cynique

Au Centre hospitalier universitaire (CHU) de la ville imaginaire de Tourmens - théâtre de tous les romans de Winckler -, Franz Karma, médecin rebelle, à qui sa réputation de séducteur vaut le surnom de « Barbe-Bleue », dirige l’unité 77, un microcosme utopique dont l’équipe accueille et écoute les femmes, leur prescrit des contraceptifs et pratique des avortements. Le service dispose aussi de quelques lits, en particulier pour les malades en fin de vie, à qui il permet de finir leurs jours dans un environnement pas trop médicalisé, sans pour autant être à la charge de leur famille. Il reçoit des patientes de tous horizons : celles dont on ne veut pas ailleurs - les sans domicile fixe, les femmes du voyage, les femmes voilées -, mais aussi les épouses de notables qui préfèrent ne pas courir le risque que ce qu’elles auront confié à leur gynécologue de ville revienne aux oreilles de leur mari.

Le roman s’ouvre sur l’arrivée au sein de l’unité 77 de Jean Atwood, jeune médecin brillant, major de sa promotion, qui se destine à la chirurgie gynécologique, mais que, à sa grande fureur, on oblige à venir terminer sa formation dans le service du docteur Karma. Atwood n’a aucune envie de passer six mois à « écouter des histoires de bonnes femmes » en tenant la main des patientes, et trouve écœurantes la bienveillance mielleuse de « Barbe-Bleue », sa certitude d’avoir tout compris, la guerre ouverte qu’il mène contre la quasi-totalité de ses confrères. Karma, en effet, se fout des rapports de confraternité : « La loyauté d’un soignant, affirme-t-il, va d’abord à ses patients, ensuite seulement à ses confrères. »

La plupart du temps, dans ce roman polyphonique - comme l’indique son titre -, c’est Atwood qui raconte. Son point de vue corrosif sur l’unité 77 et sur Karma neutralise, en les devançant, les réactions agressives ou le scepticisme qui pourraient être ceux du lecteur. Ses constantes questions et objections, voire ses vitupérations scandalisées, poussent son patron dans ses retranchements, l’obligeant à s’expliquer, à expliciter et à défendre la philosophie qui sous-tend sa pratique, en même temps qu’elles révèlent les a priori arrogants et cyniques dont Atwood a le crâne bourré au terme de ses études (après le coup de théâtre de la page 39, on est définitivement ferré). Winckler achève de conquérir le lecteur - et la lectrice - en jouant avec ses propres préjugés misogynes, en l’amenant à en prendre conscience, à les interroger.

Même si l’on devine bien, dès le départ, que l’on va assister à la lente conversion d’Atwood, le processus est captivant à suivre - d’autant plus que de nombreux secrets, qui seront révélés peu à peu, entourent les deux personnages, créant un suspense haletant. On partage l’extraordinaire soulagement et l’euphorie qui s’emparent du jeune médecin au fur et à mesure que ses défenses tombent, et que se révèlent les immenses gratifications offertes par ce rapport nouveau à son métier et aux patientes. L’écriture du roman, vivante, rapide, efficace, dénote une conviction et un enthousiasme contagieux.

Dans ses livres comme sur son site, Winckler n’en finit pas de s’époumoner contre la culture dominante du corps médical, contre le rapport de supériorité condescendante, voire méprisante et inhumaine, qu’il entretient trop souvent à l’égard des patients. Un rapport dont on peine à trouver une meilleure expression que celle formulée en son temps par Pierre Desproges - atteint d’un cancer, il connaissait bien l’autre côté de la barrière - dans Vivons heureux en attendant la mort :

« Je hais les médecins. Les médecins sont debout. Les malades sont couchés. Le médecin debout, du haut de sa superbe, parade tous les jours dans tous les mouroirs à pauvres de l’Assistance publique, poursuivi par le zèle gluant d’un troupeau de sous-médecins serviles qui lui collent au stéthoscope comme un troupeau de mouche à merde sur une blouse diplômée, et le médecin debout glougloute, et fait la roue au pied des lits des pauvres qui sont couchés et qui vont mourir, et le médecin leur jette à la gueule, sans les voir, des mots gréco-latins que les pauvres couchés ne comprennent jamais, et les pauvres couchés n’osent pas demander, pour ne pas déranger le médecin debout qui pue la science et qui cache sa propre peur de la mort en distribuant sans sourciller ses sentences définitives et ses antibiotiques approximatifs comme un pape au balcon dispersant la parole et le sirop de Dieu sur le monde à ses pieds. »

Bruno Sachs, dans La maladie de Sachs, n’était pas plus tendre. Des cahiers qu’il tenait pendant ses études, il exhumait des réquisitoires d’une virulence dévastatrice dont il ne reniait pas une ligne. Il se souvenait d’un petit fait ô combien révélateur : « Pendant toutes mes études, chaque année, j’ai donné mon sang. Les membres du service de transfusion sanguine s’installaient une fois par an dans les couloirs attenants à la cafétéria de la faculté. (...) Un jour, j’ai demandé à une des infirmières qui prélevaient s’ils passaient comme ça dans toutes les facs. Elle m’a répondu que oui, en ajoutant que les étudiants en médecine et en pharmacie étaient ceux qui donnaient le moins. » Et il constatait : « Pendant dix ans d’études, j’ai appris à palper, manipuler, inciser, suturer, bander, plâtrer, ôter des corps étrangers à la pince, mettre le doigt ou enfiler des tuyaux dans tous les orifices possibles, piquer, perfuser, percuter, secouer, faire un "bon diagnostic", donner des ordres aux infirmières, rédiger une observation dans les règles de l’art et faire quelques prescriptions, mais pendant toutes ces années, jamais on ne m’a appris à soulager la douleur, ou à éviter qu’elle n’apparaisse. Jamais on ne m’a dit que je pouvais m’asseoir au chevet d’un mourant et lui tenir la main, et lui parler. »

La violence de ce rapport de pouvoir a tendance à être plus grande encore quand les patients sont des patientes ; il peut alors facilement se teinter de haine. On trouvait ainsi dans Les Trois Médecins, qui se déroulait dans les années 1970, un terrifiant personnage de chirurgien qui se vantait de ne jamais avoir d’états d’âme quand il s’agissait de « faire sauter » un sein ou un utérus. Sans aller jusque-là, Le Chœur des femmes montre à quel point, en matière de contraception et d’avortement, le comportement de bien des médecins reste dicté par des réflexes moralisateurs, voire répressifs, dont Jean Atwood, au début, fournit un assez bon échantillon. Maud Gelly, jeune médecin et militante du Collectif national pour les droits des femmes (CNDF), nous racontait d’ailleurs : « Au cours de mes études, j’ai fait un passage dans un service de gynécologie, et j’ai été révoltée par la façon dont on traitait les femmes qui venaient avorter. J’ai vu un jour un médecin jeter devant l’une d’elles une plaquette de pilules en lui disant : “Allez, montrez-moi comment on s’en sert !” (5) »

« Le soignant,
c’est celui
à qui le patient
prend la main »

C’est cette posture défensive, ce maintien d’une barrière infranchissable entre médecin et patient, que Winckler et ses personnages dynamitent tranquillement. Le premier aime à citer ce mot plein de sagesse : « La seule différence entre Dieu et un médecin, c’est que Dieu ne se prend pas pour un médecin. » Karma, lui, va répétant que « soigner, ce n’est pas jouer au docteur ». Et l’exergue de l’un des chapitres du Chœur des femmes affirme avec malice : « Le soignant, c’est celui à qui le patient prend la main. » En interdisant de se barricader dans la position de celui - ou de celle - qui sait, qui fait partie de la prestigieuse confrérie des médecins, et que ni la douleur, ni la mort ne concernent personnellement, cette attitude, évidemment, implique le renoncement aux illusions de la toute-puissance, l’acceptation de sa propre vulnérabilité d’être humain ; autant dire un investissement d’une nature tout à fait différente, tourné davantage vers le bien-être du patient, vers le sens même du métier de médecin, que vers la préservation orgueilleuse d’un statut professionnel et social. « Soigner, assène Karma à Atwood, c’est fatigant, déprimant et ingrat. »

Fatigant, certes. Mais déprimant ? Ingrat ? A lire Le Chœur des femmes, ce n’est pas l’impression que l’on a, loin de là. Comme Winckler lui-même, Karma tient un site Internet sur lequel, tel un voyageur en ballon qui lâcherait du lest pour monter plus haut, il diffuse de l’information médicale (6), dilapidant ainsi ce précieux savoir qu’il serait censé garder par-devers lui. Remise en cause de la nécessité d’un examen systématique pour une simple prescription de contraceptif, de la posture d’examen « jambes écartées », de l’utilisation inutilement douloureuse de la pince de Pozzi, des préjugés sur le stérilet... : le livre regorge de considérations surprenantes, stimulantes, qui en font un véritable outil d’empowerment, donnant à la lectrice le sentiment de récupérer un regard critique sur la façon dont on la soigne, loin de la révérence craintive qu’inspire en général le corps médical. Avec la santé des femmes, mais aussi avec la question méconnue de l’intersexualité et, plus largement, de l’identité sexuelle, également abordées dans Le Chœur des femmes, le romancier Winckler a définitivement trouvé ses sujets de prédilection. On en sort avec une pêche insubmersible, et l’espoir que ce livre saura réveiller des vocations, et donner envie à de jeunes médecins de prendre leur courage à deux mains pour s’en aller, à leur tour, terrasser le dragon.

Mona Chollet

(1) A propos de la double vie des écrivains, lire sur ce site « L’emploi du temps » (mars 2007).

(2) Ajout du 31 août 2009 : lire, sur le blog que vient d’entamer Martin Winckler, le billet intitulé « (A suivre...) ».

(3) Lire « Les séries m’ont appris à faire confiance au lecteur », Télérama.fr, 30 mai 2009.

(4) Lire « L’école des soignants : un rêve, un projet, un (nouveau) départ... », Winckler’s Webzine, 17 juillet 2009.

(5) Voir « Les acquis féministes sont-ils irréversibles ? », Le Monde diplomatique, avril 2007.

(6) Parmi les contributions extérieures, on retrouve un article de Périphéries sur le choix de ne pas avoir d’enfant, « La vie est un manège » (3 février 2007). A ce sujet, voir aussi le programme de l’Université des femmes de Bruxelles, « En avoir ou pas. Les féministes et les maternités » (septembre 2009 - février 2010).

Martin Winckler, Le Chœur des femmes, P.O.L., 600 pages, 22,80 euros.
On peut lire les premières pages sur le site de l’éditeur.

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Périphéries, août 2009
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