Périphéries

Carnet
Février 2004

Au fil des jours,
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[25/02/04] Tous des réfugiés sur terre
Forêts - Essai sur l’imaginaire occidental, de Robert Harrison

On a beaucoup parlé à sa sortie, à la fin de l’année dernière, du livre Stop, de Laurent de Bartillat et Simon Retallack (Seuil) : un état des lieux complet des diverses dégradations subies par la Terre (pollution carbonique, pollution chimique, déforestation, pesticides, épuisement des sols et des réserves d’eau, pollution génétique...), ponctué d’interventions de personnalités comme Arundhati Roy, Edgar Morin ou Vandana Shiva, et de listes des actions nécessaires, tant au niveau individuel qu’au niveau étatique, pour remédier à chaque situation. Je l’ai acheté il y a trois ou quatre mois... et, honte à moi, je ne l’ai pas encore ouvert, ou à peine. Etrange, ces livres qui donnent le sentiment d’être si incontournables qu’on finit par se contenter de savourer la satisfaction de les avoir sous la main en se dispensant de les lire, comme s’ils participaient d’une panoplie plus que d’un besoin de savoir viscéral... Est-ce que, suprême ironie, j’aurais acheté cette bible anti-consommation dans une démarche consumériste ? Hum... Ça n’est pas impossible...

En revanche, j’ai dévoré un autre livre, qui me semble tout aussi essentiel que le premier pour réfléchir à notre façon catastrophique d’habiter la terre : Forêts - Essai sur l’imaginaire occidental, de Robert Harrison (Champs Flammarion, 1992). « Une époque historique livre des révélations essentielles sur son idéologie, ses institutions et ses lois, ou son tempérament culturel, à travers les différentes manières dont elle traite ou considère ses forêts », tel est le postulat de l’auteur, et son livre, éblouissant de bout en bout, démontre à quel point il a raison. En quelques épisodes brillamment choisis et commentés, c’est toute l’histoire de l’Occident, de la mythologie gréco-latine à La Nausée de Sartre en passant par Dante, Robin des Bois, Rousseau, Baudelaire, les contes des frères Grimm ou le Walden de Henry David Thoreau, qui redéfile devant nos yeux, réorganisée autour de ce thème essentiel du rapport aux forêts. Dans les premières pages, Harrison nous montre Gilgamesh, héros de la mythologie assyro-babylonienne, traumatisé d’avoir vu les corps de ses concitoyens descendre, après leur mort, le courant de la rivière qui serpente au-dehors des murailles de la ville ; plus tard, pris d’une rage destructrice, il déracinera des forêts entières, et ce sont les troncs d’arbres qui descendront à leur tour le courant : comme s’il se vengeait de l’indifférence de la nature à l’égard de la condition mortelle des êtres humains. Et Harrison remarque : « Il est désolant que les êtres humains n’aient jamais cessé au cours de l’histoire de reproduire le geste de Gilgamesh. La pulsion destructrice envers la nature a trop souvent des causes psychologiques qui dépassent l’envie de biens matériels ou le besoin de domestiquer l’environnement. »

Le grand tournant de l’histoire a lieu avec Descartes, puis avec les Lumières, qui ne voient plus dans la forêt - et l’article qui lui est consacré dans L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, rédigé par le conservateur du parc de Versailles, est éloquent à cet égard - qu’un « ensemble d’arbres », une simple ressource matérielle, quantifiable ; elle n’est plus considérée comme le refuge de la vie sauvage, comme cette extériorité contre laquelle se bâtit la cité et qui lui permet d’exister, ni comme un fonds de mémoire culturelle. Surtout, alors qu’elles avaient toujours été le lieu des correspondances, de la « réunification de ce que la perception ordinaire occulte ou différencie », désormais, « les forêts se dépouillent de leur ancienne densité symbolique ». On ne parle plus à leur sujet, comme à celui de la nature tout entière, que le langage de l’utilité - un langage, « le langage de l’ennemi », que reprennent à leur compte aujourd’hui la plupart des écologistes, souligne Harrison. Son livre a l’immense mérite de réinjecter de l’histoire, de la mémoire, de la mythologie, de la culture, là où on ne voit plus qu’un tas de ressources dont le tarissement nous inquiète - et à raison, évidemment ; mais comment lutter contre ce tarissement sans l’appréhender dans toutes ses dimensions ? Or, quels que soient par ailleurs sa valeur et son intérêt, ce n’est pas un livre comme Stop qui pourra nous y aider : un coup d’œil à sa couverture, ornée d’une image éminemment ambiguë dans son efficacité publicitaire (est-on réellement à même de proposer une image alternative à celle-là ?...), suffit à s’en convaincre.

Le nihilisme qui résulte de la réification de la nature fait de nous tous, constate Harrison, et même des plus privilégiés, des mieux protégés, « des réfugiés sur terre ». Les remèdes possibles à cette situation, il les trouve chez des poètes, chez des peintres, qu’il commente avec une subtilité réjouissante ; pas forcément les plus célèbres, mais ceux qui le touchent, lui, parce qu’ils lui semblent avoir le mieux compris comment habiter ce monde. Des poètes...? Qu’on ne ricane pas trop vite : « Une nation qui perd ses poètes perd le sens de l’habitat. Perdant le sens de l’habitat, elle perd ses moyens de construire. Par un effet de cercle vicieux, perdre les moyens de construire, c’est perdre le sens de l’habitat. L’eau courante et l’électricité ne suffiront jamais à faire d’une maison un abri, car une nation qui ignore ses poètes devient une nation de sans-abri. » Il rend aussi hommage à ce poète d’un genre particulier, l’architecte américain Frank Lloyd Wright, qui, avec ses maisons ouvertes sur la nature environnante, avait compris que « les hommes ne sont libres que logés et ils ne peuvent se loger que si leur abri se déplie au lieu de se replier » ; que la liberté dépend de notre décision « d’être ou de ne pas être ce que nous sommes déjà, des habitants de la terre ». Tour à tour historien, critique d’art, commentateur littéraire, Robert Harrison offre un voyage initiatique aussi limpide que riche (la traductrice, Florence Naugrette, a elle aussi fait un travail splendide), à la fois érudit, ambitieux et - peut-être le secret qui le rend aussi captivant - très personnel.

Mona Chollet

Voir aussi l’excellent site Le Recours aux forêts, et en particulier l’article de Rodolphe Christin « La forêt de l’homme ».

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Périphéries, 25 février 2004
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