Périphéries

Rosa Montero, journaliste et romancière

Grande d’Espagne

Belle et sombre, paru en avril dernier aux éditions Métailié, est le sixième livre traduit en français de Rosa Montero, journaliste à El País et romancière célèbre en Espagne. Après la légère déception de Instructions pour sauver le monde (2010), on la retrouve ici au sommet de son talent. Atroce et féérique, sensuel et déchirant, ce récit d’enfance dans le « Quartier », une périphérie glauque d’une ville indéfinie, envoûte par sa langue intense, fervente, pleinement rendue par la traductrice Myriam Chirousse. L’occasion de republier ici un entretien avec Rosa Montero réalisé en 2004, pour l’hebdomadaire suisse Femina, à l’occasion de la parution en français de La Folle du logis.

Rosa Montero méditait depuis vingt ans un essai sur la fiction, « exercice obligé de tous les auteurs qui ne meurent pas jeunes ». Elle s’y est enfin attelée, et cela donne La Folle du logis, un livre captivant et plein d’humour sur les sortilèges de l’imagination, cette faculté propre non seulement aux écrivains, mais à tous les êtres humains : « Nous sommes des créatures affabulatrices, affirme cette Madrilène à la fois grave et fantasque. Nous avons tous besoin de l’imagination pour survivre. Même ceux qui prétendent ne pas en avoir seraient surpris de découvrir à quel point ils en dépendent ! Si elle n’était pas là pour la compléter, pour lui apporter un semblant d’ordre, notre existence ne serait que bruit et fureur, un chaos insupportable. »

Lorsqu’elle est tombée sur cette phrase de Sainte Thérèse d’Avila, « l’imagination est la folle du logis », le titre du livre, dit-elle, « s’est mis à clignoter dans sa tête, comme écrit au néon ». « Folle » est d’ailleurs à prendre au pied de la lettre. La folie représente le « versant sauvage » de l’imagination, et en est parfois difficilement séparable : « La folie nous fait peur, parce que nous savons bien qu’elle est en nous. C’est pour cela que j’ai aussi voulu parler de la passion amoureuse, qui me semble être la seule forme de folie socialement admise. L’amour est sans doute le plus grand mirage, la plus grande invention de toute notre vie inventée ! »

Lire Rosa Montero, c’est s’aventurer sur un terrain mouvant, incertain et fascinant. Dans La Folle du logis, le lecteur se rend compte en cours de route qu’il a eu tort de prendre pour argent comptant les éléments autobiographiques qu’elle lui a fournis jusque-là, et qu’il s’est fait mener en bateau. Elle commente : « Un grand poète chilien, Vicente Huidobro, a écrit : ″Pourquoi chanter la rose, ô poète ? / Fais-la fleurir dans le poème.″ De même, moi, plutôt que de me contenter d’écrire sur la fiction, je voulais inviter le lecteur à jouer le jeu de l’imagination. Je fais en sorte qu’à un moment, il se dise : ″La vache ! Elle m’a menti !″ Et, en effet, je dois reconnaître que je mens beaucoup - même si je le signale toujours d’une manière ou d’une autre. La Rosa Montero qui s’exprime, c’est un peu moi, et un peu pas moi. Mais ce n’est pas grave, parce que ce que dit le livre, justement, c’est que la vie imaginaire est aussi réelle que la vie réelle, et que, dans notre vie réelle, il y a beaucoup d’imaginaire. »

A la fin du Territoire des Barbares - qui raconte la fuite haletante d’une jeune femme rattrapée, un matin, par un passé qu’elle avait voulu oublier -, elle laisse également son lecteur dans l’incertitude sur plusieurs éléments de l’histoire. Et quand vous lui dites combien le résumé époustouflant qu’elle fait, dans ce roman, du Chevalier à la Rose de Chrétien de Troyes vous a donné envie de lire le texte original, elle vous apprend avec un sourire aimable qu’il n’y a pas de texte original, que Chrétien de Troyes n’a jamais écrit de Chevalier à la Rose, et que ce grand récit médiéval, elle l’a inventé de A à Z...

« Le réel est le premier mensonge », écrit-elle. Et elle a des arguments : « Le XXe siècle a complètement détruit l’idée que la réalité était quelque chose de sûr et de stable, fait-elle remarquer. Il a commencé avec Einstein, qui a révélé qu’on ne pouvait même pas se fier à l’espace et au temps ; avec Freud, qui, en découvrant l’inconscient, nous a appris que même notre propre identité nous était en partie inconnue ; avec le physicien Niels Bohr, qui dit que la réalité nous échappe, qu’elle est altérée par la perception même que nous en avons... » Les écrivains et les lecteurs acharnés - les « lecteurs furieux », comme elle dit joliment dans son « horrible français » - lui semblent être ceux qui ont la vision la plus claire de cette difficulté à cerner une réalité objective : « Nous sommes de la même race : même si nous sommes sympathiques, si nous avons du succès, nous dissimulons tous un certain mal-être, une incapacité à nous intégrer à notre entourage. »

Si un jour un biographe inconscient veut s’attaquer à la vie de Rosa Montero, on lui souhaite bien du plaisir. Il semble quand même à peu près établi qu’entre cinq et neuf ans, elle a eu la tuberculose, ce qui l’a obligée à rester enfermée à la maison, et a marqué le début de sa boulimie de lecture et d’écriture. A dix-neuf ans, elle est devenue journaliste indépendante, avant de rejoindre en 1976, lors du rétablissement de la démocratie après la mort de Franco, l’équipe fondatrice du quotidien El País, dont elle est l’une des grandes signatures.

Mais sa conception pour le moins large de la réalité ne lui pose-t-elle pas problème dans son métier de journaliste, où l’on requiert en général une certaine rigueur ? « Je suis une journaliste très scrupuleuse, très méticuleuse, assure-t-elle. Mais je suis bien consciente que, dans ce cadre, j’en reste forcément à la surface des choses, à ce que j’appelle la ″réalité notariale″. Le roman, lui, permet de parler de ces vérités si profondes qu’on ne peut pas les atteindre autrement qu’en passant par le mensonge littéraire, ou par le mythe. Par exemple, le souvenir d’enfance que je raconte dans l’un des chapitres de La Folle du logis est un mensonge intégral ; et pourtant, il m’a appris beaucoup plus de choses sur mon enfance que mes souvenirs réels... Je dis souvent que, en tant que journaliste, je parle de ce que je sais, et que, en tant que romancière, je parle de ce que je ne sais pas que je sais. C’est quelque chose qui vient du subconscient - du subconscient personnel, mais aussi du subconscient collectif. Si on descend très profondément dans son subconscient, on touche quelque chose de la mentalité de son époque. Parce que, au fond de nous-mêmes, nous sommes tous les mêmes. »

Illustrant ce rôle vital joué par les mythes, l’héroïne du Territoire des Barbares, Zarza, trouve un écho salvateur à sa propre histoire dans la lecture du Chevalier à la Rose : « Le Territoire des Barbares raconte que la vie peut être un enfer, mais que, de l’enfer, on peut sortir. Il célèbre la capacité de survie de l’être humain. Seulement, à un moment, pendant que je l’écrivais, je me suis retrouvée bloquée : j’étais perdue en enfer, je ne voyais pas d’issue. Alors je l’ai abandonné, jusqu’à ce que le Moyen Age, cadre d’un autre roman en cours [ Le Roi transparent, paru en 2008 ; voir la critique dans Le Monde diplomatique de mars 2008], s’y invite par surprise. Cette légende médiévale que j’ai inventée nous a donc permis à toutes les deux de nous en sortir, à mon héroïne et à moi... »

Depuis huit ou neuf ans, le succès de ses livres lui a permis de réduire son activité de journaliste : elle est devenue une collaboratrice extérieure d’El País, y publiant surtout, désormais, des chroniques, de grands entretiens... Mais elle n’a jamais voulu abandonner complètement son travail salarié : « Vouloir vivre de sa plume me semble une grave erreur. Je suis persuadée que les livres sont des créatures dotées d’une volonté propre : ce sont eux qui nous choisissent, et non l’inverse. On écrit le livre qu’on a besoin d’écrire, celui qui pousse pour être écrit. Le roman doit être le territoire de la liberté. Et il y a déjà tellement de pressions exercées sur l’écrivain : celle du marché, celle de l’entourage, celle de sa propre vanité... Si, en plus de tout ça, on demande à ses romans de payer les traites de sa maison, la liberté est quasiment réduite à néant. Il me faut trois ou quatre ans pour écrire un livre : si j’avais besoin de l’argent, peut-être que je le publierais après un an et demi ! Je devrais aussi tenir compte des attentes des lecteurs, me demander s’il va leur plaire, parce que j’aurais besoin qu’il se vende... Alors, je crois qu’il faut trouver un moyen de gagner sa vie, et, par ailleurs, s’investir de tout son cœur dans l’écriture. Après tout, comme je le répète souvent, l’histoire de la littérature est pleine de romanciers qui ont écrit sur la table de la cuisine, entre quatre et sept heures du matin... »


Propos recueillis par
Mona Chollet

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Périphéries, juillet 2011
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