Périphéries

Esther Benbassa, historienne du judaïsme

« Membre d’un peuple, mais d’un peuple du monde »

Née à Istanbul, partie à quinze ans en Israël et vivant aujourd’hui en France, pratiquant huit langues, Esther Benbassa se définit comme « intellectuellement attachée à l’Occident, émotionnellement à Israël, et ataviquement à l’Orient ». En collaboration avec son confrère et compagnon Jean-Christophe Attias, lui aussi enseignant en sciences religieuses à l’Ecole pratique des hautes études à Paris, elle a publié à l’automne 2001 Les juifs ont-ils un avenir ?. Cette fructueuse réflexion à deux voix remet en mouvement les représentations figées que la virulence du conflit au Proche-Orient nous fait manier chaque jour sans prendre le temps de les interroger. Elle est née de l’inquiétude des deux chercheurs face à une tendance qu’ils percevaient au sein de leur communauté à ne plus fonder son identité que sur la mémoire du génocide et sur la crainte de l’antisémitisme. Or ce qui menace le judaïsme aujourd’hui, à leurs yeux, c’est avant tout « l’extrême acculturation, la non-transmission de l’identité, de certaines valeurs séculières, et pas seulement religieuses ».

Préoccupée d’avoir été interpellée par un étudiant qui lui demandait « comment elle pouvait enseigner la Shoah sans pleurer », Esther Benbassa a commencé par publier dans Libération - le 11 septembre 2000 - une tribune intitulée « La Shoah comme religion ». « Le génocide remplace la religion perdue, observe-t-elle dans Les juifs ont-ils un avenir ?. Il donne lieu à des commémorations, à tout un ensemble de rituels qui s’apparentent étrangement à du religieux. C’est en fait là une religion accessible à la fois aux juifs non-religieux et aux non-juifs. Et plus cette religion prendra de place, plus la banalisation sera forte. » Or, pour elle, « être juif, c’est aussi vivre dans une certaine éthique, avoir l’amour de la vie - et pas la passion de la mort. C’est une passion morbide que ce culte de la mort dont on entoure le génocide. Et si cette passion de la mort ne devait pas beaucoup à cette autre “mort”, mort d’un certain judaïsme, que vivent dans l’inquiétude tant de jeunes gens issus de parents, de grands-parents ou d’arrière-grands-parents pratiquants, et qui eux-mêmes ne le sont plus ? » Jean-Christophe Attias, quant à lui, se montre malgré tout optimiste : « Les juifs ont-ils un avenir ? Les juifs ont survécu au pire. Ils se sauveront eux-mêmes, à leur manière, et ils changeront. Mais la qualité de leur avenir dépendra largement de la capacité qu’ils auront à ne plus céder à la fascination de la souffrance, à ne plus voir dans l’hostilité des autres, réelle ou supposée, le principal ciment de leur identité. Au judaïsme s’impose le devoir de relever le défi de la vie. »

C’est donc à un voyage dans l’histoire que le couple invite le lecteur, faisant défiler les époques, s’attachant à définir une identité juive caractérisée à la fois par une vitalité remarquable et par des paradoxes qui, tout en faisant sa richesse, la rendent - comme toute identité - difficile à enfermer dans des frontières nettes. De ces paradoxes, eux-mêmes sont de vivantes illustrations : il est converti - sa mère est chrétienne -, elle est non croyante. « Quand on me demande en quoi je suis juive, dit-elle, je réponds que je suis juive en ce que j’observe certaines règles, une certaine conduite qui, bien que n’étant pas religieuses au sens strict, tirent leur origine d’un passé qui n’est plus mon présent, mais qui l’a marqué. » Elle revendique son identité sépharade : « Dans ma carrière universitaire, à un moment, j’ai obliqué et me suis tournée vers mes origines, au début avec nostalgie, ensuite avec toute l’exigence de scientificité requise. Et j’ai écrit l’histoire de mon groupe, qui est un groupe en voie d’extinction, avec un collègue américain, qui comme moi est un Judéo-Espagnol de Turquie, tout simplement parce que passer par l’écrit était une façon pour moi d’exister et de faire exister mes juifs à moi. Et je revendique tout cela comme une dignité particulière uniquement face à ce regard dépréciateur qui aujourd’hui, en France, continue d’être celui d’une certaine intelligentsia ashkénaze. Un Sépharade est un marchand du Sentier. Quand il s’occupe d’écrire des livres, il devient facilement objet de moquerie, ou suscite l’incrédulité. »

Cette simple défense de son groupe contre les clichés dont elle l’estime trop souvent victime lui a valu de se faire taxer par Maurice Szafran de « judéo-poujadisme » : avec cet énoncé « indécent », elle « perd ses nerfs », estime le directeur général de Marianne (5 novembre 2001), lui-même bien peu maître des siens. Ce dialogue érudit, souvent ardu, serein et tout en nuances qu’est - malgré son titre provocateur - Les juifs ont-ils un avenir ? devient sous sa plume « un pamphlet d’une rare violence » écrit par « deux prétendus savants de renommée internationale » « ravagés par la haine ». (« D’une rare violence » : on remarquera qu’Alain Finkielkraut, lui aussi, qualifie désormais ainsi tout discours qui ne renonce pas complètement à l’esprit critique et ne conforte pas son déni forcené de la réalité.) Confronté à Esther Benbassa sur un plateau de télévision, Claude Lanzmann lui a quant à lui asséné : « Madame, quand je vous regarde, je me demande effectivement si les juifs ont un avenir. » Qu’est-ce qui peut bien déclencher des réflexes de conjuration aussi virulents ? D’abord, sans doute, les prises de position des deux chercheurs - qui ont suscité la réprobation de Bernard-Henri Lévy - sur le statut du génocide : « Je pense plus utile de mettre en valeur la spécificité, plutôt que l’unicité, du génocide des juifs, écrit Esther Benbassa. Ce n’est pas vraiment la même chose. Enfermer le génocide des juifs dans une absolue singularité risque aussi de freiner l’émergence d’une réceptivité, d’une réelle mise en rapport avec la douleur de l’autre. Cette extrême particularisation du génocide juif porte préjudice, me semble-t-il, aux juifs eux-mêmes. » Elle ajoute : « C’est cela, ce passage du particulier à l’universel, qui sera sans doute au cœur des débats des années à venir. »

L’attitude critique des auteurs vis-à-vis de la politique israélienne compte sans doute aussi pour beaucoup dans l’hostilité suscitée : « C’est l’occupation, non la restitution, des territoires arabes qui corrompt l’identité d’Israël, et menace sa survie », affirme Jean-Christophe Attias, qui s’indigne : « Quelle folie de dégrader ainsi le messianisme en politique ! Quel crime contre le messianisme ! Et quelle suicidaire façon de faire de la politique ! Désinvestissons ce pays de rêves qu’il n’a pas pour mission de réaliser. Israël s’est voulu un pays juif, ou un pays pour les juifs. Actuellement, son ambition doit être de devenir un lieu d’enracinement sûr pour ceux qui y vivent. Il ne saurait pas être un pays d’occupation. Ce n’est ni la vocation du sionisme, ni celle d’Israël que d’occuper des territoires peuplés de non-juifs. Ce ne sont là que quelques évidences élémentaires que trop de juifs de la diaspora n’arrivent pas à faire leurs. » Quant à Esther Benbassa, qui y a l’essentiel de sa famille, elle dit partager l’angoisse d’une disparition d’Israël, mais estime qu’on ne la dissipera certainement pas « en étant antipalestinien, en restant sourd à la souffrance, aux attentes, aux revendications palestiniennes ».

Elle anticipait en quelque sorte l’accueil plutôt frais qui serait réservé au livre, quand elle observait : « Une large frange du public juif attend d’être rassurée, d’être valorisée à ses propres yeux et aux yeux de l’extérieur. Mais ce n’est certes pas le rôle de l’intellectuel juif qui se penche sur les juifs ou sur le judaïsme. Il n’est pas là pour renforcer les identités, pour ressouder la collectivité. Il est là pour stimuler une réflexion, pour contester des images toutes faites, pour ébranler des représentations, pour montrer que les choses sont toujours plus composées qu’on ne les imagine. Ce travail-là n’est pas forcément tout de suite bien perçu. » Ni les haines féroces qu’elle s’attire au sein de sa communauté, ni la possibilité toujours existante de récupérations indésirables, ne la dissuadent de défendre les thèses qu’elle croit être justes : « Je ne suis pas une idéologue, seulement une modeste productrice d’idées, et je ne suis pas là pour cautionner les clichés. Au contraire, quitte à ne pas plaire à tous les juifs, je suis là pour essayer de faire avancer les choses. »

Dans les semaines qui ont suivi la sortie du livre, en novembre 2001, ses auteurs ont poursuivi sur leur lancée d’équilibristes en s’élevant contre l’alarmisme des instances communautaires juives, qui dénonçaient un regain d’antisémitisme dans la société française. Dans Le Monde du 17 décembre 2001, sous le titre « Nous ne sommes pas des victimes », ils reprochaient aux hommes politiques de s’être « précipités au dîner annuel du Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif) pour y entendre le discours de son président stigmatisant pêle-mêle la réapparition de “la haine des juifs”, l’adhésion de “millions de Français” aux idées racistes de l’extrême droite, la propagation des thèses négationnistes, les conflits avec “la communauté musulmane”. » Ils dénonçaient la prise d’otages que constituait cette campagne : « Quelle est la représentativité des institutionnels que l’on écoute d’une oreille si attentive ? Sur les 300 000 juifs de Paris et de la région parisienne, 6 000 ont voté aux élections du Consistoire. Quant au Crif, il est l’émanation de 64 associations juives, mais impossible d’obtenir plus d’informations sur les chiffres. » Et ils concluaient avec force : « Notre liberté d’esprit, notre foi, notre sens de la justice et de la vie, beaucoup d’humour enfin nous ont permis de traverser bien des crises et de participer à notre échelle à la civilisation humaine. Ce n’est pas en victimes que nous devons nous présenter, mais en juifs dignes, prêts à affronter et même à susciter la critique constructive. Retenons au moins cette idée force du sionisme qui voulait à tout prix rompre avec la figure du Juif persécuté de la diaspora. N’accordons pas une victoire posthume à ceux qui firent de nous des victimes. Car même si, aujourd’hui, on aime les victimes, ce rôle est si volatil... »

S’inquiétant d’un repli communautaire dû à la reprise du conflit israélo-palestinien en octobre 2000, repli qui allait s’aggraver après le 11 septembre, Esther Benbassa disait encore dans le livre : « Combattre l’antisémitisme ? Bien sûr, mais autrement. Pas dans cette traque indistincte des petites choses. Le travail de fond est ailleurs, le travail véritablement constructif : transmettre, écrire l’histoire des juifs qui ont vécu avant et qui continuent à vivre après l’extermination, et ne pas tout centrer sur la mort, sur le culte de la mort. (...) Cela passe par des choses bien modestes : écrire des livres sur les juifs qui seront lus aussi par les non-juifs, faire entrer l’histoire des juifs et l’histoire de la pensée juive dans les programmes de concours, enseigner cette histoire, qui ne fut pas qu’une vallée de larmes, dans nos classes. Montrer à la jeunesse qu’être juif est une façon de vivre. » Ailleurs, elle livrait cette profession de foi : « Moi, je suis pour un judaïsme positif, et je vis mon judaïsme de manière positive. Comme le philosophe Franz Rosenzweig, je me sens membre d’un peuple, mais d’un peuple du monde. Le Juif est l’homme du monde. Ce désir d’altérité et ce désir de justice sont, je crois, caractéristiques d’un rapport juif au monde. Lequel conserve certains des éléments forts de la religion, sans la pratique pointilleuse des commandements. Je vois là un judaïsme certes sécularisé, mais juif toujours. C’est cela qui, dans le judaïsme, me guide, me donne encore la conscience et l’envie d’être juive. Avec cette primauté accordée à la vie, une primauté proclamée à tout moment. »

- Qu’est-ce qui explique - outre l’importance numérique des deux communautés - que les relations entre juifs et Arabes soient plus tendues en France qu’ailleurs depuis la reprise de la guerre en Israël ?

Esther Benbassa : En France, la communauté juive est constituée en majorité de juifs d’Afrique du Nord, arrivés entre la fin des années 50 et le milieu des années 60, lorsque les Etats maghrébins ont accédé à l’indépendance. Dans les pays colonisés, les juifs s’étaient traditionnellement rangés du côté des colons, parce qu’ils pensaient que ceux-ci allaient apporter la modernité et l’émancipation. Très peu - même s’il y en a eu - ont pris part aux mouvements de libération nationale. Dans les pays du Maghreb, comme en Inde, ils sont donc partis quand le colon est parti. En France, ils ont rejoint une communauté essentiellement ashkénaze qui avait été décimée par la Shoah. Traditionalistes, ils ont été à l’origine d’une revitalisation de la vie juive : on a vu s’ouvrir des centaines de boucheries casher, de centres communautaires... Ils se sont intégrés très rapidement : ainsi les juifs algériens étaient des rapatriés comme les autres, la nationalité française leur ayant été donnée en 1870 par le décret Crémieux. Certains sont devenus fonctionnaires et se sont disséminés à travers la France au gré des nominations. Ils ont connu une ascension sociale exceptionnelle, souvent dès la première génération, par rapport à leurs frères ashkénazes qui étaient venus d’Europe de l’Est dans l’entre-deux guerres et qui ne parlaient pas français. Eux connaissaient la langue, et ils se sont incorporés même dans les métiers culturels : l’édition, le journalisme... Cependant, leur contentieux avec les Arabes est resté vivant. Non seulement ils ont dû quitter leur pays, mais leur exil a été occulté : personne n’en a jamais parlé. Eux-mêmes ont gardé le silence sur cette expérience très lourde. C’est une sorte de médaille à double face : le Maghreb est leur paradis perdu, et, en même temps, ils en veulent aux Arabes.

- Beaucoup de juifs d’Afrique du Nord ont aussi émigré en Israël...

E. B. : Effectivement. C’est en quelque sorte la « crème » qui est arrivée en France : pour la plupart, les pauvres, en particulier les juifs du Maroc et de Tunisie qui n’avaient pas la nationalité française, sont partis en Israël. Aujourd’hui encore, c’est parmi eux que se recrute la population anti-Arabes la plus virulente du pays.

- En même temps, n’ont-ils pas avec le monde arabe une proximité culturelle qui pourrait être précieuse pour l’intégration d’Israël dans la région ? Dans son livre Sur la frontière, Michel Warschawski compare les espoirs spontanément exprimés par deux Israéliens après la signature des accords d’Oslo : pour le premier, ashkénaze, de gauche et laïc, la paix, c’était la perspective de pouvoir « prendre sa voiture à Tel Aviv et rouler sans interruption jusqu’à Florence ». A l’inverse, le second, sépharade, immigré irakien, de droite et très religieux, interrogeait : « Maintenant qu’il va y avoir la paix, tu crois que je vais pouvoir retourner à Bagdad, pas pour y vivre, mais au moins l’été, en vacances ? »

E. B. : La proximité culturelle est évidente. Mais on la nie jusque dans les termes qu’on emploie. « Sépharade », qui désigne désormais tous les non-ashkénazes, signifie littéralement « qui vient d’Espagne » ; or ce n’est pas le cas de tous. Les juifs chassés d’Espagne se sont installés majoritairement dans les Balkans et dans l’ancien Empire ottoman, mais très peu au Maghreb. Cependant, aujourd’hui, on dit « sépharade » pour tout le monde : se présenter comme « judéo-arabe », ça la ficherait mal...

« En rejetant l’Arabe,
les Sépharades rejettent
l’arabité en eux
- cette arabité qui a provoqué
leur relégation par l’establishment israélien »

L’identité arabe est une identité dévalorisée. Au Moyen Age, dans l’imaginaire juif, il y a une grande estime pour le monde arabe : c’est le monde de la bonne arabité qui introduit le judaïsme à la philosophie aristotélicienne. La cohabitation des juifs et des Arabes en Espagne est narrée positivement. En revanche, à partir de la création d’Israël, puis lors des guerres d’indépendance au Maghreb, l’Arabe devient l’ennemi, et cette image négative est intériorisée. En Israël, les juifs venus des pays arabes ou musulmans sont donc mal considérés. A leur arrivée, ils ont été traités comme des citoyens de seconde zone par le parti travailliste ; en 1977, ils ont d’ailleurs pris leur revanche en amenant au pouvoir le Likoud - la droite. Dans l’historiographie israélienne, ils sont comme hors de l’Histoire. On leur accorde très peu de place, et quand on le fait, c’est uniquement pour évoquer leur religiosité. On leur attribue le rôle de porteurs de la tradition - puisque les fondateurs de l’Etat étaient des laïcs. De cette assignation au religieux, ils ont fini par faire une arme politique en fondant leur parti : le Shas. Même si les clivages tendent à s’estomper aujourd’hui - on voit davantage de mariages mixtes entre Sépharades et Ashkénazes -, on les a longtemps enfermés dans le folklore, l’exotisme. Et quand on « exoticise » quelqu’un, c’est qu’on ne l’intègre pas : l’exotique, c’est l’autre ! Les Sépharades sont « autres » parce qu’ils sont arabes : comment voulez-vous qu’ils intériorisent une image positive ? Comment voulez-vous qu’ils s’identifient à l’Arabe qui est lui aussi rejeté ? Sans vouloir faire de la psychanalyse de bas étage, en rejetant l’Arabe, ils rejettent l’arabité en eux - cette arabité qui a provoqué leur relégation par l’establishment israélien. On assiste donc à un rejet en chaîne.

En France aussi, même si les juifs d’Afrique du Nord ont été bien accueillis, ils ont été raillés par les Ashkénazes, qui se sentaient les détenteurs de la culture au sens noble du terme. On se moquait de ces gens ensoleillés, bruyants, dont les femmes se paraient de bijoux, parlaient fort... Ils avaient apporté avec eux une manière d’être méditerranéenne, et ils ont souffert de cette condescendance. Ils en ont gardé la conviction plus ou moins consciente que, pour être un bon Juif, il fallait être ashkénaze. C’est sans doute cela qui explique que, peu à peu, ils se soient identifiés à la Shoah. Cela, et le fait que le souvenir du pays des parents commençait à s’estomper : l’identification à la Shoah a compensé - inconsciemment, bien sûr - la déperdition des traditions familiales et de la religiosité. Avant les années 80, dans les familles sépharades, on parlait très peu du génocide. Lors des incidents antijuifs qui ont marqué l’exacerbation du conflit israélo-palestinien après le 11 septembre, le président du Consistoire a crié à la « Nuit de cristal » : d’une certaine manière, on pourrait dire que les Sépharades de France ont vécu là leur « Nuit de Cristal » à eux. A la différence que la véritable Nuit de Cristal avait été ordonnée par le IIIe Reich, alors qu’en France, les actes antijuifs ont été immédiatement dénoncés aussi bien par Lionel Jospin que par Jacques Chirac : il n’y a aucune comparaison à établir entre les deux, sauf à bien mal connaître l’Histoire.

Cela dit, rien de plus frappant que ce fonds commun. Voyez, sur le marché de Belleville, ces petites dames juives d’un certain âge qui discutent en arabe avec les vendeurs, qui se font mettre de côté les légumes comme elles les aiment, petits, frais... Ou allez à un mariage juif traditionnel, avec les chants arabes, la musique andalouse... Quant à Israël, c’est un pays levantin ! Un pays qui a bien sûr beaucoup de caractéristiques européennes, mais un pays levantin, où l’on mange le hoummous et tous ces plats qui font partie de la tradition locale, où l’on écoute de la musique en hébreu avec des airs méditerranéens et surtout orientaux... J’ai toujours été persuadée que les Sépharades détenaient les clés de la coexistence - pour peu qu’ils surmontent leur contentieux avec eux-mêmes, avec leur propre arabité.

- Vous définissez le judaïsme de la diaspora comme une « identité paradoxale » : Jean-Christophe Attias dit dans le livre qu’« être juif, c’est être juif et autre chose ». Le sionisme a tenté de créer enfin une identité juive « entière », qui ne combine plus le judaïsme à un élément extérieur. Pensez-vous que cette « identité paradoxale » de la diaspora soit quelque chose de trop difficile à tenir ?

E. B. : Oui, mais en même temps c’est sa grande richesse que de ne jamais être d’une seule pièce. On sait bien que les identités forcloses se tarissent d’elles-mêmes. Les Israéliens pensaient effectivement créer une identité purement « israélienne », et ils ont échoué. Aujourd’hui, beaucoup de jeunes veulent découvrir le pays de leurs origines, celui qu’ont quitté leurs parents ou leurs grands-parents. Ils s’intéressent à tout ce vécu occulté au nom de l’identité forte que voulaient créer les fondateurs de l’Etat. Au lieu d’être des hommes neufs, sans passé, ils sont des Israéliens d’origine polonaise, ou marocaine... Et c’est heureux, car un homme ou une femme sans passé ne saurait avoir d’avenir.

- Quand vous retracez les grandes étapes de l’histoire juive, vous la mettez toujours en perspective en la reliant à l’histoire tout court. Par exemple, en évoquant la naissance du sionisme, vous soulignez qu’on était en plein dans l’ère des nationalismes : chacun se devait de revendiquer une terre. Cette tendance générale s’est conjuguée au projet de créer un foyer où le peuple juif serait en sécurité. Cette volonté de toujours faire le lien est-elle une manière de lutter contre ce que vous appelez une vision « circulaire » de l’histoire du judaïsme ?

E. B. : La volonté n’a rien à voir là-dedans : je ne fais que décrire la réalité ! Les juifs n’ont pas eu une histoire coupée de celle du monde ! Le sionisme, pour reprendre votre exemple, n’a pas été une génération spontanée : il s’est inscrit dans son temps. Les juifs ont toujours suivi les grands mouvements qui agitaient leur époque. Parfois, ils en ont été les initiateurs, parce qu’en tant que minorité, en tant que diaspora, ils avaient moins d’attaches et faisaient moins de cas des conventions. S’il y a eu parmi eux des Freud ou des Einstein, ou même des gens simples qui ont fait des choses à leur niveau, c’est parce qu’ils étaient en phase avec le monde. Cette idée que seul le Juif retranché dans sa communauté serait le Juif authentique est très récente... et complètement fausse. Au contraire, il n’est authentique que s’il participe à la vie du monde. Comment peut-on croire que la pensée, la philosophie s’est nourrie toute seule ? Aucune culture ne se construit toute seule ! Et quand on veut que ce soit le cas, cela finit en général très mal.

- Vous rappelez aussi que les relations avec les non-juifs ne se résument pas aux persécutions...

E. B. : Non, et heureusement ! C’est curieux de ne retenir que cela. En France, tout au long du Moyen Age, il y a certes eu des expulsions, mais, en même temps, on voit éclore dans le nord une exégèse juive de la Bible, celle de Rachi, en phase avec ce qui se pratique en monde chrétien, et au sud des philosophies juives influencées par le monde méditerranéen. Ce qui montre qu’il y a aussi eu de longues périodes de calme, des moments fastes et propices, des lieux de prospérité et d’enracinement qui permettaient un essor de la pensée, de la culture. On n’écrit pas toujours en prison ou sur les routes de l’exil ! C’est céder à un mythe romantique que de le croire.

- Souvent, en abordant un sujet, vous précisez en passant qu’il est plus facile d’en discuter ailleurs - en particulier aux Etats-Unis - qu’en France. Et effectivement, le livre a suscité des réactions très virulentes. A quoi cela est-il dû, selon vous ?

E. B. : Ce livre a été traduit en plusieurs langues, Jean-Christophe Attias et moi avons donné des interviews en Hongrie, en Allemagne, en Espagne, et nulle part il n’a soulevé le même tollé qu’ici. En France, un consensus moralisateur a eu raison de la tradition de débat et de la vitalité intellectuelle qui existaient autrefois. Il pèse sur nos têtes comme une chape ; on ne peut plus aller à l’encontre des préjugés sans susciter la polémique. La France a importé le politically correct américain, mais seulement dans ses aspects les plus désagréables. A l’étranger, dans les cercles intellectuels, le débat est beaucoup plus ouvert. J’ai passé une partie de cette année à Budapest, dans un centre d’excellence où je côtoie des collègues israéliens : si nous disions en France un dixième de ce que nous nous disons entre nous, nous serions tous voués aux gémonies. Ici, tout se mélange, tout est trop imbriqué : les cercles universitaires et mondains, les intellectuels médiatiques, les journalistes, le public... Tout le monde se mêle de tout. Le manque de rigueur est criant : Pierre-André Taguieff et Bernard-Henri Lévy, par exemple, ont critiqué notre livre, le premier sans l’avoir lu, et l’autre en lisant seulement les quelques pages sur la Shoah. Aux Etats-Unis, le débat reste davantage cantonné à l’enceinte universitaire : je ne sais pas si c’est forcément mieux, mais cela permet une sérénité impossible ici.

Et puis, le débat sur les juifs est toujours explosif en France. L’émotion submerge tout. Nous avons été invités à la télévision avec Maurice Szafran, de l’hebdomadaire Marianne : il n’a parlé que de sa famille. Comme si, en disant : « La Shoah ne peut pas servir à défendre la politique israélienne », on attaquait sa famille ! Il parlait quasiment les larmes aux yeux. Je comprends sa douleur, évidemment. Mais il faut aussi que la raison puisse parfois reprendre ses droits.

- Vous parlez du politically correct ; c’est pourtant ce que prétendent pourfendre ceux qui vous attaquent - Marianne, par exemple...

E. B. : Oui... ça m’amuse. Marianne, avec son poujadisme moralisateur, se pose en contre-pouvoir, mais ne représente que l’envers de la même médaille. Quelque chose se passe, décidément, dans ce pays qui a quand même été celui de la réflexion, du débat, de l’affrontement des idées... Il y a comme un assoupissement, une régression.

- Dans le livre, vous vous montrez très soucieuse des « distinctions à faire » et de la justesse des termes employés - vous différenciez notamment « antijudaïsme » et « antisémitisme ». Que pensez-vous alors du terme de « judéophobie » employé par certains pour désigner les actes antijuifs en France après la reprise du conflit en Israël ?

E. B. : Je le trouve disgrâcieux. On a la « phobie » des insectes ! Ce mot a été utilisé, si ma mémoire est bonne, par le penseur pré-sioniste Léon Pinsker dans son livre Auto-émancipation, au XIXe siècle. Mais l’employer aujourd’hui, c’est vraiment d’assez mauvais goût. On a aussi parlé d’antisémitisme ; or comme je l’ai déjà dit, en l’occurrence, on a affaire à des actes antijuifs, liés au conflit israélo-palestinien, et non à un antisémitisme d’Etat, largement répandu dans la société, comme c’était le cas il y a soixante ans.

« Certes, les juifs de France
ne prennent pas pour cibles les mosquées :
mais c’est parce que,
dans leur propre imaginaire
comme dans l’imaginaire général,
ils sont les vainqueurs ! »

Que les Arabes de France s’identifient aux Palestiniens, ça n’a rien d’extraordinaire, puisque les juifs s’identifient à Israël. On m’objectera que les juifs ne prennent pas pour cibles les mosquées : mais c’est parce que dans leur propre imaginaire comme dans l’imaginaire général, ils sont quand même les vainqueurs ! Les Arabes de France, déjà rejetés par une société qui ne les intègre pas, et en grande partie laissés pour compte, s’identifient à l’échec des Palestiniens, et ils réagissent à ce sentiment d’échec par l’agressivité. Ça ne justifie rien, mais ça n’empêche pas que tout cela, il faut le comprendre.

La thèse de l’antisémitisme a été utilisée comme une arme pour rehausser l’image d’Israël et défendre sa politique ; s’y ajoutait le désir des dirigeants israéliens de voir les juifs de France émigrer en Israël. Le vice-premier ministre, Ariel Sharon lui-même, puis le ministre de l’Intérieur ont fait des déclarations dans ce sens. Cela peut se comprendre, d’ailleurs : que les juifs de la diaspora émigrent en Israël, c’est le fondement même du sionisme. Lors de l’effondrement économique de l’Argentine, les juifs argentins ont aussi été invités à le faire. Pour autant, cela ne signifie pas qu’il n’y a pas réellement eu des actes antijuifs, ni qu’ils ont été provoqués par Israël, attention ! Mais reconnaissons que le leadership communautaire - qui ne représente qu’entre 20 et 30% du judaïsme français -, dans son soutien inconditionnel au gouvernement israélien, s’est fourvoyé. Son alarmisme a créé une hystérie au sein de la collectivité - puisqu’on ne peut pas vraiment parler de communauté. Bien sûr qu’au quotidien, c’est très traumatisant de subir des graffitis, ou de se faire traiter de « sale Juif » : de telles agressions sont inacceptables. Mais les représentants communautaires auraient dû tenter d’apaiser les esprits, de régler ça en douceur, au lieu d’aggraver encore les clivages. L’antisémitisme est une arme politique très dangereuse : si on la manie avec imprudence, elle peut causer des dégâts considérables. Sans compter que la presse, toujours à la recherche de sensationnel, s’est emparée du thème, et que cela s’est doublé d’un flirt avec la droite, initié en décembre, autour de l’insécurité.

Enfin, au lendemain du premier tour des élections présidentielles, en avril, le président du Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif), Roger Cukierman, a dérapé en déclarant au quotidien israélien Haaretz que le score de Jean-Marie Le Pen était « un message aux musulmans les incitant à se tenir tranquilles » - heureusement, il a ensuite rectifié le tir dans Le Monde. Comme si on pouvait soutenir n’importe qui, pourvu qu’il soit contre les Arabes ! Il a commis là une grave erreur, ne serait-ce que parce que la grande obsession de Le Pen, ce sont les juifs, sans doute davantage encore que les musulmans, même s’il adopte un profil bas à leur sujet depuis quelque temps.

- Vous vous opposez à une tendance, présente au sein de la communauté juive, à se percevoir uniquement comme victime...

E. B. : C’est un thème récurrent : « Tout le monde nous en veut, tout le monde est contre les juifs... » Ce mode de pensée a mûri en Israël et sert à justifier l’isolement du pays. Les Israéliens estiment que les Européens, puisqu’ils n’ont pas bougé le petit doigt pour sauver les juifs pendant la Seconde guerre mondiale, n’ont aucune leçon à leur donner. Ils oublient qu’en Palestine, à l’époque, le Yishouv, dont la direction deviendra le gouvernement du nouvel Etat, n’a pas non plus vraiment aidé les juifs d’Europe en détresse : il s’est davantage consacré à la construction de l’Etat, parce qu’il n’avait pas non plus les moyens de le faire. La solidarité au sein de la communauté juive de Palestine n’a pas non plus été sans faille.

Ces derniers temps, la même attitude de défiance envers le monde non juif fait son apparition en France. Cet isolement va à l’encontre des principes mêmes du judaïsme. Rien de bon n’en sortira. Cela participe d’une tendance actuelle à la communautarisation, au repli sur soi, que l’on observe tant chez les juifs que chez les musulmans, et qui me semble assez inquiétante. Longtemps, on a pu vivre ensemble grâce au pacte républicain, qui avait sans doute ses grandes faiblesses, mais qui permettait du moins de conserver son identité juive, musulmane ou autre, tout en évitant l’enfermement.

- L’Etat français souhaite depuis longtemps organiser l’islam sous une forme similaire à celle qui existe déjà pour le judaïsme. A votre avis, la désignation de représentants officiels est une mauvaise idée ? Vous reprochez aux hommes politiques français de céder au « mirage communautaire »...

E. B. : Le risque est effectivement de n’organiser que les tendances les plus extrémistes de l’islam, et d’obtenir le même résultat que pour le judaïsme : une centralisation renforçant le pouvoir de notables qui se croient tout permis. La République donne aujourd’hui au Consistoire et au Crif un poids qui leur permet non seulement de parler au nom d’une communauté qu’ils représentent peu, mais aussi d’orienter son destin. Je suis républicaine, je crois en ce pacte républicain, surtout depuis le 11 septembre, mais je suis bien consciente que c’est aussi la République qui, en renforçant des notables par réflexe centralisateur, a créé les communautés. Pour le gouvernement, c’est évidemment plus simple : il a des interlocuteurs avec qui dialoguer et régler les problèmes concrets qui se posent. Mais en même temps, ce système est un véritable piège.

Propos recueillis
par Mona Chollet

Esther Benbassa et Jean-Christophe Attias, Les juifs ont-ils un avenir ?, Jean-Claude Lattès, 2001. Le livre reparaît, augmenté d’une longue postface et d’une bibliographie, dans la collection de poche Hachette-Pluriel, en octobre 2002.

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Altérité
Israël / Palestine
Périphéries, juillet 2002
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