Périphéries

La femme, l’étranger

L’Occident ou la phobie de la différence ?

23 octobre 2005

« Dans les premiers temps de la civilisation musulmane, écrit Fatema Mernissi dans Le harem et l’Occident, le voyage et la découverte des cultures étrangères étaient indissociables de la découverte du sexe opposé. Prendre le risque d’aimer une étrangère est un thème qui se retrouve dans les légendes, les peintures et les récits. » Dans sa culture, dit-elle, on n’occulte rien du fossé que représente la différence - tant culturelle que sexuelle -, des conflits qu’elle engendre, ni du courage qu’il faut pour l’affronter, mais on est en même temps très conscient de ses charmes, et de la richesse qu’elle apporte à ceux qui osent relever le défi. A la lire, on s’interroge : et si l’Occident, lui, n’était capable de rencontrer l’autre que sur le mode de l’assimilation, et jamais du dialogue ? Est-ce un hasard si, aujourd’hui, en France, ceux qui posent une équivalence absolue entre différence culturelle et barbarie sont aussi, bien souvent, les partisans d’un féminisme « assimilateur », niant toute différence sérieuse entre hommes et femmes ? Dans les deux cas, il s’agit de discréditer des individus dominés qui, porteurs d’expériences et de visions du monde différentes, pourraient remettre en cause les catégories de pensée établies. Ce qui, en excluant d’office des sources potentielles de renouvellement de la société, revient à s’instituer en gardien zélé de l’ordre établi.

Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il est mal vu, par les temps qui courent, d’émettre la moindre critique sur le monde occidental. Plaignez-vous de la météo déprimante qu’on doit le plus souvent se fader sous nos latitudes, et on vous accusera d’incitation au terrorisme. Ceux qui s’entêtent à ne pas tout trouver parfait, à remettre en question la vision du monde et le modèle de civilisation dominants, à poser sur les autres cultures un regard plus curieux que normatif ou méprisant, sont traités de masochistes, soupçonnés de se complaire dans l’autoflagellation ou dans une mauvaise conscience tiers-mondiste dépassée. On a tout à apprendre aux autres, et rien à apprendre d’eux : tel est le dogme indépassable du moment. Les seules attitudes admises sont la suffisance, la paranoïa, le repli arrogant, la crispation belliqueuse - une crispation censée répondre à une menace, mais qui, par les signaux qu’elle envoie, ne peut aboutir qu’à la renforcer. La formule est peut-être inutilement provocatrice, mais ils n’ont peut-être pas entièrement tort, ceux qui affirment que le communautarisme le plus puissant, aujourd’hui, c’est le communautarisme blanc.

Pourtant, non seulement le constat d’une certaine difficulté - occidentale en général et française en particulier - à se laisser pénétrer par la différence n’a rien de neuf, mais il est parfois venu de personnalités peu suspectes d’un gauchisme échevelé. En 1969, déjà, dans un article de la revue Esprit, Jacques Berque - référence décidément inépuisable - déplorait que l’échange culturel n’ait jamais été équitable : « Si j’impose aux cultures non occidentales de participer de ma vision des choses, et de se prêter à mes pouvoirs, comment, moi, est-ce que je reçois le message de ces cultures ? Livrons-nous à quelques réflexions sur la façon mutilante et mutilée dont l’homme européen, par exemple, a reçu le message des civilisations africaines. Qu’ont-elles alimenté en nous jusqu’ici ? Quelques inspirations d’art, l’évasion dansée, et guère plus. Elles aboutissent donc à la boutique du marchand de tableaux, et aux caveaux du jazz. Que j’aime ce terme de « caveau », propice aux pénombres digestives ! Après tout, il s’agit toujours de digestion des uns par les autres. Civilisation de consommation, comme on dit. » Il qualifiait encore l’homme occidental industriel, cet « aliénateur aliéné », de « victorieux unijambiste de la culture ».

Vingt ans plus tard, à nouveau, dans une conférence prononcée devant le Conseil de l’Europe à Strasbourg, cet infatigable promoteur de « l’interculturel contre les autosuffisances » mettait en garde la culture européenne contre le risque de « périr de vaniteuse solitude ». Il faut dire que cette fin de non-recevoir autosatisfaite opposée à ce qui, venu d’ailleurs, pourrait bousculer un tant soit peu les catégories établies, il l’avait lui-même subie de plein fouet lors de son arrivée comme étudiant à Paris, après une enfance et une adolescence en Algérie. Il a raconté dans ses Mémoires des deux rives ce dépaysement mortel : « Malgré ses vingt ans, c’est à peu près la première fois que ce gaillard bronzé va dormir loin de sa mère, dans cette chambre d’ailleurs spacieuse de la Cité universitaire, de l’autre côté du parc Montsouris. Il règne au-dehors un midi sans soleil. Lui se regarde dans la glace et pleure comme Ulysse. » Le futur professeur au Collège de France est inscrit à la Sorbonne, et, dit-il, il la « hait ». « Cependant je faisais mieux que de haïr la Sorbonne : je la jugeais. Là-dessus, je n’avais pas tous les torts. » Car il y « décèle confusément » ce qu’il nomme d’une expression géniale : un « provincialisme de l’universel ».

Et si, ce qu’on reproche
à ceux qu’on accuse de « masochisme »,
c’était en fait leur capacité
à concevoir sereinement leur identité
en dehors d’une position de domination ?

S’il voyait l’attitude qui, aujourd’hui, semble avoir définitivement gagné à l’égard de la différence culturelle, Jacques Berque serait atterré. Ne pas se considérer comme parfait - sans pour autant se renier -, s’intéresser à ce que les autres peuvent vous apporter, à la façon dont ils peuvent enrichir votre vision du monde, même si c’est au prix d’une déstabilisation passagère, c’est donc du « masochisme » ? Ne serait-ce pas plutôt de s’en priver qui serait du masochisme ? Reproduite au niveau individuel, cette attitude ne semblerait tenable à personne. Mais voilà : on n’est pas au niveau individuel. A l’origine de ce dédain souverain, il y a, intériorisée par chacun, cette « culture de la suprématie » que Sophie Bessis, dans L’Occident et les autres, juge consubstantielle à l’Occident. Domination économique et domination culturelle sur le reste du monde marchent main dans la main. Epinglant un éditeur parisien qui, en 1989, prétendait réunir dans un ouvrage « les principaux philosophes ayant contribué à la pensée universelle », et qui réussissait le tour de force de ne pas en retenir un seul - sur 168 - qui soit arabe ou islamique, Jacques Berque persiflait : « On ne lit, on n’estime ni ne cite les métaphysiciens de peuples tellement assujettis aux anathèmes du FMI et de la BIRD [la Banque mondiale, ndlr] ! »

Cette sorte d’autocratie collective (si l’on peut dire), qui s’exerce sur tous les plans, il semble impossible d’y renoncer sans se perdre soi-même : « La crainte de devoir abandonner la position hégémonique qui a forgé leur relation au monde est synonyme, dans les consciences occidentales, de la peur de voir se dissoudre leur identité », observe Sophie Bessis. On croit déceler, dans le refus de se « laisser pénétrer » par d’autres cultures, et dans la crispation actuelle, une sorte de virilisme politique - chez les hommes comme chez les femmes -, une peur viscérale de « se faire baiser », de devoir abandonner une position de dominant et les avantages qu’elle a toujours comportés - au mépris des quelques légers inconvénients (oh ! des broutilles...) qu’elle comporte pour les autres. A cet égard, la menace terroriste a bon dos. Dans un livre récent, une enseignante s’indigne des définitions que donnent les manuels scolaires du terrorisme, qu’elle juge indulgentes, et qu’elle accuse de « mollesse idéologique » : je crois que j’aurais quelques réticences à confier mon enfant à quelqu’un qui use d’un vocabulaire pareil. Et si, ce qu’on reproche à ceux qu’on accuse de « masochisme », c’était en fait leur capacité à concevoir sereinement leur identité en dehors d’une position de domination - c’est-à-dire, inévitablement, d’oppression ?

Si le souffle du terrorisme, ces prochains temps, se rapprochait de la France (mais rassurons-nous, entre-temps, on sera peut-être tous morts de la grippe aviaire : se faire baiser par des poulets, ça non plus, ça ne va pas être bon pour notre amour-propre !), tous les boutefeux irresponsables dont on subit depuis quatre ans les diatribes racistes et martiales tomberaient sur le paletot de ceux qui auraient résisté à leurs délires, avec des « c’est de votre faute » et des « on vous l’avait bien dit » - sans voir que c’est eux, au contraire, qui, par leurs continuelles manifestations d’ignorance, de mépris et d’hostilité, comme lors du désastreux « débat » sur le voile, ne cessent d’envenimer la situation, jusqu’à, peut-être, la rendre irréversible. Alors, autant le dire clairement : en ce qui nous concerne, nous ne sommes pas en guerre. Et, pour le moment, on savoure, avec un livre comme Le harem et l’Occident de Fatema Mernissi, l’idée qu’on aurait peut-être bien tout à gagner, et rien à perdre, à un véritable dialogue des cultures. La source inégalable d’enseignement que représente la fréquentation approfondie des étrangers, c’est une leçon que Fatema Mernissi dit avoir apprise de sa grand-mère, qui souffrait de son enfermement et rêvait de parcourir le monde. Lorsqu’elle s’aperçoit que ses intervieweurs européens, à l’évocation du harem, ont un sourire dont elle ne comprend pas la signification, c’est la pensée de sa grand-mère qui lui souffle l’idée de renverser les rôles, et de se mettre à poser les questions : alors qu’elle était un objet d’étude et de curiosité, et ce, à double titre - en tant que femme et en tant qu’Orientale -, d’un coup, c’est elle qui, à son tour, transforme les hommes occidentaux en objet d’étude et de curiosité. Pour entamer une enquête qui s’avérera des plus fructueuses.

« Pour Schéhérazade, l’unique moyen
d’établir le dialogue est, au contraire,
d’insister sur la différence »

La thèse qu’elle défend dans ce livre concerne justement le statut accordé à la différence. Et elle avance une idée très intéressante : il y aurait un lien étroit entre la façon d’appréhender la différence sexuelle et la façon d’appréhender la différence culturelle. « Dans les premiers temps de la civilisation musulmane, écrit-elle, le voyage et la découverte des cultures étrangères étaient indissociables de la découverte du sexe opposé. (...) Prendre le risque d’aimer une étrangère est un thème qui se retrouve dans les légendes, les peintures et les récits. » La civilisation musulmane, dit-elle, n’occulte rien du fossé que représente la différence, des conflits qu’elle engendre, ni du courage qu’il faut pour l’affronter, mais elle est en même temps très consciente de la richesse qu’elle apporte à ceux qui osent relever le défi : « Pour comprendre cette insistance de l’islam sur l’enseignement par la différence, par l’opinion plurielle et les contrastes, il faut se rappeler que cette religion est née dans le désert, et que La Mecque ne pouvait tirer sa prospérité que des étrangers qui passaient sur son sol, en transit entre l’Europe, l’Asie et l’Afrique. » Elle cite ce célèbre verset du Coran - son préféré : « Et nous vous avons partagés en différentes nations et tribus, afin que vous puissiez faire connaissance les uns des autres (sourate XLIX : 12) ». Il en va de même pour la différence des sexes. Ainsi, elle juge navrante la vision androgyne que donnèrent de Shéhérazade, au début du XXe siècle, les Ballets Russes : « Ce dont Nijinski ne se doutait guère, c’est qu’en jouant sur l’androgynie, en invitant les spectateurs à se concentrer sur ce que les hommes et les femmes ont en commun, il trahissait le message de Schéhérazade. L’androgynie essaie de réconcilier les sexes en leur rappelant ce qu’ils partagent et ce qui les rapproche. Or pour Schéhérazade, l’unique moyen d’établir le dialogue est, au contraire, d’insister sur la différence. »

L’interprétation réductrice et balourde qu’a faite l’Occident des Mille et une nuits (en anglais, Le harem et l’Occident s’intitule Scheherazade goes West - Schéhérazade passe à l’Ouest), et qu’elle détaille brillamment, apparaît comme un véritable cas d’école de son hermétisme culturel. Parce que Schéhérazade évoluait dans un décor fastueux et maniait volontiers l’érotisme, l’Europe, prisonnière du clivage systématique qu’elle établissait entre la beauté et l’intelligence, entre le corps et l’esprit, en a fait une aguicheuse à breloques, la privant de sa dimension cérébrale, politique et subversive. Ce qui est absurde, s’agissant d’un personnage qui doit affronter un tyran rendu fou par la trahison de sa première épouse et de ses autres femmes, coupables de l’avoir trompé avec ses esclaves : à eux seuls, les talents érotiques de Schéhérazade ne pourraient la mener qu’à la mort, comme les précédentes victimes de Schahriar, toutes sacrifiées au matin de la nuit de noces. Elle ne doit son salut et le succès de son entreprise - elle s’est portée volontaire pour épouser le roi et tenter, au péril de sa vie, de faire cesser son délire sanguinaire - qu’à son intelligence et à son sang-froid. « Modifier les pulsions d’un criminel qui s’apprête à vous tuer en lui racontant des histoires est un exploit formidable », souligne Fatema Mernissi. Au passage, l’Occident a complètement escamoté une notion superbe et essentielle, le samar : « Comme beaucoup d’expressions arabes, samar est lourd de sensualité déguisée. Son sens littéral est simple : “parler dans la nuit”. Mais il s’y cache une suggestion : parler doucement dans la nuit peut ouvrir le cœur à d’infinies émotions. (...) A l’ombre de la lune, le dialogue entre l’homme et la femme, si difficile aux heures du jour, devient possible. Loin de la grande lumière et de ses combats, la méfiance s’éloigne, la confiance s’installe. La Schéhérazade orientale n’est rien sans l’espoir immense que recèle le samar. Et la beauté de son corps ne compte plus, si puissant est le charme de son murmure dans la nuit, fragile et poignant appel à l’échange et au dialogue. »

Il s’agit de dénier à des individus dominés
toute autre possibilité,
pour échapper à leur condition,
que l’assimilation pure et simple
au modèle dominant - mais en aucun cas
le dialogue, la rencontre
et l’échange véritables

A lire Fatema Mernissi, on s’interroge : est-ce un hasard si, aujourd’hui, en France, celles et ceux qui défendent un féminisme « assimilateur » - selon lequel, en gros, il n’existe aucune différence entre hommes et femmes, en dehors de quelques détails anatomiques et de possibilités de carrière intolérablement défavorables aux secondes - sont aussi, bien souvent, ceux qui se cramponnent avec le plus d’acharnement à leurs références franco-françaises, et posent une équivalence absolue entre différence culturelle et barbarie, invitant les héritiers de traditions différentes, pour leur propre bien, à s’en défaire au plus vite ? Dans les deux cas, il s’agit de dénier à des individus dominés toute autre possibilité, pour échapper à leur condition, que l’assimilation pure et simple au modèle dominant - mais en aucun cas le dialogue, la rencontre et l’échange véritables. Il semble intolérable d’envisager qu’ils puissent avoir leur mot à dire sur la société qu’ils intègrent, remettre en cause l’ordre qui la gouverne, ou modifier en quoi que ce soit sa physionomie.

« Il faut arrêter de prétendre que les entreprises seraient plus humaines si elles étaient dirigées par des femmes », ricanent par exemple les féministes « assimilateurs ». Or, si les femmes ne sont effectivement pas « meilleures que les hommes » (mais qui l’a jamais prétendu sérieusement ?), elles ont pourtant un point de vue différent, qui peut être une source d’amendement et d’enrichissement potentiel pour la société entière. « Au fil de l’histoire, dit ainsi Séverine Auffret, les femmes ont développé une culture particulière, qui tient au rôle qu’on leur a donné, aux positions dans lesquelles on les a cantonnées - un peu comme les esclaves ont été amenés à développer certaines valeurs qui n’étaient pas celles des maîtres, ou comme le prolétariat, lui aussi, s’est constitué une culture propre, de résistance à la culture dominante. Il me semble qu’il y a là une richesse qui ne doit pas être reniée, mais, au contraire, revendiquée. » C’est aussi la position d’Annie Leclerc, qui, écrivait-on, « se préoccupe davantage de contrer le mépris dans lequel on tient tout ce qui s’attache au féminin que de s’emparer des prérogatives masculines ». Elle nous disait, à propos de son livre Parole de femme (1974) : « Que les femmes acquièrent les privilèges des hommes, ça ne me semblait pas le plus intéressant. Moi, les hommes me faisaient un peu pitié. Je n’étais pas sûre que leur sort soit si enviable que cela. Je les voyais obligés d’être toujours performants, enchaînés à la réussite professionnelle à tout prix... Ces fameuses “prérogatives”, avant d’être revendiquées aussi pour soi, me semblaient dignes d’examen. »

Les quelques « progrès »
que propose aux Occidentales
le « féminisme » assimilateur
ne sont que des confortations déguisées
de la domination

Discréditer ceux qui sont porteurs d’expériences et de visions du monde différentes, exclure d’office ces sources potentielles de renouvellement de la société, cela revient à se faire le gardien zélé de l’ordre établi, à le poser comme un modèle parfait, indépassable, inattaquable. Le féminisme assimilateur est ainsi un féminisme « chien de garde » (au sens que donne à cette expression Serge Halimi, et non Florence Montreynaud !). Il n’est d’ailleurs même pas un féminisme, puisqu’il nie toute persistance des inégalités entre hommes et femmes dans les sociétés occidentales, et ne doit sa légitimité médiatique en tant que féminisme qu’à sa défense désordonnée, et à fortes connotations racistes, des musulmanes opprimées. Les quelques « progrès » qu’il propose aux femmes occidentales ne sont quant à eux que des confortations déguisées de la domination, ou une fuite en avant dans les fourvoiements actuels. Ainsi, voir dans l’utérus artificiel, comme le fait Marcela Iacub, « la dernière étape de la libération des femmes des servitudes de l’enfantement », c’est renoncer à interpeller la société sur la faible place qu’elle accorde aux enfants et aux parents qui souhaitent s’en occuper convenablement, ainsi que sur le déséquilibre qui demeure à cet égard entre hommes et femmes ; c’est aussi éviter de questionner l’étrange répulsion qu’inspirent, dans notre culture, les réalités physiques de la grossesse et de l’accouchement, vécues par tout ce qui prétend penser comme une humiliation.

Mais on atteint sans doute le sommet de l’escroquerie intellectuelle avec cette thèse qui prétend faire de la prostitution un moyen de libération de la femme, et renvoie toute remise en cause de sa légitimité à du puritanisme. Son exercice relèverait ainsi, selon Elisabeth Badinter, « du droit chèrement acquis à disposer librement de son corps » (il n’y avait pas de prostitution avant 1968, c’est bien connu) : drôle de conception de ce qu’est la « libre disposition de son corps », quand il s’agit en fait de son exact contraire ! On peut pourtant défendre le droit des femmes - et des hommes - à choisir de se prostituer plutôt que d’exercer un « emploi de merde payé des miettes », sans pour autant renoncer à combattre un système qui ne leur laisse que cette alternative-là, ni oublier le caractère très relatif de ce « libre choix », qui s’inscrit dans le cadre d’une domination économique et sociale. On peut s’insurger contre les lois Sarkozy, défendre le droit des prostituées à exercer leur métier dans les meilleures conditions possibles, sans pour autant perdre de vue le fait que, comme l’écrit Françoise Héritier dans Masculin/Féminin II, « ce n’est pas une chose si normale que cela qu’une partie de l’humanité puisse avoir le droit d’acheter, si ses membres le souhaitent, l’usage, au titre d’exutoire sexuel, de certains des corps de l’autre partie ». Pourquoi, après tout, ne pourrait-on pas être à la fois réglementariste et abolitionniste ?

La prostitution, écrit Françoise Héritier, repose sur un présupposé archaïque selon lequel rien, jamais, ne doit venir contrarier l’expression de la pulsion sexuelle masculine, dont la légitimité est considérée comme « exclusive et absolue », tandis que celle de la femme doit, au contraire, être rigoureusement bridée, encadrée, contrôlée - on « réprime l’appétence sexuelle des épouses tout en exploitant les possibilités de plaisir mâle avec les autres ». C’est d’ailleurs le reproche que l’on pouvait faire, malgré toute l’admiration qu’on lui portait, à Grisélidis Réal : quand elle se présentait comme une « infirmière de la sexualité publique », elle occultait le fait que ce « publique » ne renvoyait qu’à une moitié de la société, et que ce « service » assuré par les prostituées n’était rendu qu’aux hommes, laissant dans l’ombre, irrésolues, les frustrations de leurs épouses - ou des célibataires de sexe féminin.

Françoise Héritier rappelle au passage qu’en 2002, au Sénat, Robert Badinter avait combattu le projet de loi punissant les clients de prostitués mineurs (entre 15 et 18 ans) de trois ans de prison et 45 000 euros d’amende, en arguant du fait que « le droit de disposer de son corps est fixé à 15 ans », et que, de surcroît, ce serait là « méconnaître les pulsions, les forces obscures qui gouvernent la sexualité » : il parlait évidemment de la seule sexualité masculine... La pulsion féminine, pourtant, n’est en rien moins « irrépressible » ou « obscure » que la pulsion masculine, comme nous le font croire des représentations physiologiques profondément ancrées, mais erronées (comme le disait avec un solide bon sens une militante féministe, « on n’a jamais vu une couille exploser »). Seulement, l’appétit sexuel féminin, lui, n’est jamais représenté que par des images dévalorisantes et/ou menaçantes : la dévoratrice, l’ogresse... Françoise Héritier plaide, non pour la répression totale de la pulsion mâle (rassurez-vous, chers lecteurs), mais pour « un exercice qui reconnaisse la légitimité parallèle de la pulsion féminine et qui évite que l’expression de l’une se traduise par l’annihilation de l’autre ».

S’imaginer que notre satisfaction sexuelle
pourrait être assurée par une généralisation
de la prostitution, c’est se faire de la sexualité
une conception hygiénique et consumériste

Comment pourrait se faire cette « reconnaissance parallèle » ? Même en admettant qu’une parfaite symétrie soit possible dans ce domaine, ce dont on peut fortement douter, faudrait-il souhaiter que les femmes, elles aussi, puissent couramment acheter des services sexuels ? Même sans tenir compte du renforcement de l’exploitation économique que cela impliquerait, on peut rester sceptique quant à la qualité de la satisfaction qui en résulterait, et même juger que tout cela dessine la perspective d’une société bien sordide. Cette inégalité fondamentale - sexuelle et sociale - que représente la prostitution, ne faudrait-il pas tenter d’en sortir en nivelant par le haut plutôt que par le bas ? Françoise Héritier énumère les avantages que cela pourrait présenter pour les hommes, comme « le fait de placer dans d’autres registres que le registre sexuel par domination et contrainte l’accomplissement de soi et la considération intime que l’on en attend, la certitude de plaisirs librement consentis auprès de compagnes elles aussi désinhibées ».

Mais elle est consciente de la difficulté de cette entreprise, qui « demande à une moitié de l’humanité de se défaire de privilèges millénaires pour accéder à des bonheurs dans l’égalité dont nul ne lui a jamais fait envisager la simple possibilité, philosophes compris ». Et c’est peut-être là que la différence culturelle telle que l’interprète Fatema Mernissi peut venir à notre secours : la légitimation de la prostitution est peut-être l’aboutissement ultime de ce fantasme de la « femme muette », réduite au silence - symboliquement si ce n’est réellement -, réifiée, qu’elle décèle dans la conscience occidentale. De même, s’imaginer que notre satisfaction sexuelle pourrait être assurée par une généralisation de la prostitution, c’est se faire de la sexualité une conception hygiénique et consumériste ; c’est croire qu’elle ne met en jeu que des corps, et non des personnes. C’est oublier que, comme l’écrit Fatema Mernissi, une relation sexuelle, pour prendre tout son sens, « ne peut faire l’économie d’une communication intense ».

Mona Chollet

Fatema Mernissi, Le harem et l’Occident , Albin Michel, 2001.
Françoise Héritier, Masculin/Féminin II - Dissoudre la hiérarchie, Odile Jacob, 2002.
La conférence de Jacques Berque et son article de la revue Esprit sont reproduits dans le recueil Une cause jamais perdue - Pour une Méditerranée plurielle, écrits politiques, 1956-1995, Albin Michel, 1998. Mémoires des deux rives  : Seuil, 1989.

Lire sur Inventaire/Invention  :
* « En venir aux mots plutôt qu’aux mains », rencontre avec Marie Rose Moro, 2003.
Voir (écouter) sur Arte Radio :
* « Badinter pour les nuls » (novembre 2004) Lire sur Remue.net le récit édifiant d’Abdourahman A. Waberi, « De l’intégration ou “Français venus de loin” : les Apaches à l’Assemblée nationale » (février 2005)

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