Périphéries

Amour, Gloire et CAC 40, de Jean-Charles Masséra

« Comment faire avec cet aujourd’hui qui nous est donné ? »

« Comment réduire la distance entre l’Histoire telle qu’elle nous est transmise - la croissance, le CAC 40 - et l’emploi du temps, les événements qui rythment mon quotidien ? » Après Gangue son et France guide de l’utilisateur, qui abordaient ces questions avec les armes de la fiction, Jean-Charles Masséra publie Amour, Gloire et CAC 40, un essai ambitieux qui offre une lecture des mutations récentes de la société à travers les propositions artistiques contemporaines.

- Vous travaillez à montrer que chacun de nos actes, chacune de nos pensées, même les plus intimes, sont conditionnés par une rhétorique, une métrique qui nous empêchent de penser par nous-mêmes. Comment pouvons-nous nous en émanciper ?

J.-C. M. : Nous ne sommes pas conditionnés par cette rhétorique, mais par autre chose qui s’appuie sur cette rhétorique pour faire passer le « message », pour nous faire réagir, agir, de telle ou telle manière. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas la prosodie des pouvoirs, mais la manière dont ces pouvoirs difficilement localisables - la loi du marché, la raison économique - nous conforment, instrumentalisent nos compétences, notre énergie et nos affects par certains types de discours. À défaut de proposer la forme d’émancipation miracle, j’essaie plutôt de mettre en forme des processus de conscientisation de ces modes d’instrumentalisation et d’aliénation. Comment « se mettre à distance » de ces discours sans recourir à la posture classique de l’auteur qui se retire sur son île déserte et se construit un espace poétique refoulant toute apparition du monde qui l’emmerde ? Il ne s’agit pas de recourir à une utopie héritière des premières avant-gardes du vingtième siècle. Je me sens davantage héritier de la deuxième vague de l’avant-garde nord-américaine qui ne met plus l’utopie au centre des enjeux, qui se situe plutôt dans l’optique d’une émancipation avec l’existant, le donné. Comment faire avec cet aujourd’hui qui nous est donné ?

« Dans mes textes,
une machine langagière est à l’œuvre,
une ritournelle qui pénètre les consciences lectrices,
qui agence des langues génériques qu’on retrouve
dans la presse économique, juridique,
et des phrases qu’on peut échanger
au sujet de nos expériences les plus quotidiennes
et les plus triviales, sur l’entreprise,
le social, le sexe, la famille »

Les expériences auxquelles l’individu se trouve aujourd’hui confronté sont radicalement nouvelles. Les expériences existent toujours, mais nous n’avons plus les moyens de les représenter : les modes de transmission de l’Histoire qui nous ont longtemps été donnés par le récit sous ses formes les plus variées ne se sont plus opératoires. C’est cette nécessité de travailler à des formes de représentation en phase avec les expériences contemporaines qui se trouve au cœur de l’essai Amour Gloire et CAC 40. Je crois que cette crise des représentations, qui se pose en termes politiques, sociaux, anthropologiques et également esthétiques, constitue aujourd’hui un enjeu fondamental. L’art contemporain est pour moi, potentiellement, l’espace le plus adéquat pour travailler ces questions.

- Quels outils utilisez-vous ?

J.-C. M. : L’histoire de l’art et de la littérature ont produit des formes : utilisons-les. Quand j’ai besoin de la boucle de Gertrud Stein, je m’en sers, non pour elle-même ou en référence à Stein, mais parce que j’ai besoin de la boucle pour parler de notre rapport obsessionnel au monde, de nos structures de représentation, du système de pensée qu’on applique à toute situation et à tout moment indépendamment des spécificités de ces mêmes situations, de ces mêmes moments. L’histoire de l’art est dans ce sens une boîte à outils, un stock de logiciels dont on a besoin à certains moments. Même si mon écriture, mes récits analytiques n’ont pas la rigueur des appareils théoriques qui m’ont formé, comme tout le monde, je suis très redevable à certains textes majeurs, certains concepts, notamment ceux de Giorgio Agamben, Michel de Certeau (1), Michel Foucault ou encore Félix Guattari et Gilles Deleuze. À partir de là, j’essaie d’appréhender l’aujourd’hui, nos mythologies, nos croyances, en utilisant le filtre de l’art et du cinéma. Mon travail est modeste. Je ne me sens pas vraiment essayiste, plutôt écrivain. Si on doit poser la question de savoir d’où ça parle, disons que ça parle de mes travaux d’auteur de fiction ou d’émissions radiophoniques. Dans mes textes de fiction - que ce soit dans France guide de l’utilisateur ou United Problems of Flexibilité - une machine langagière est à l’œuvre, une ritournelle qui pénètre les consciences lectrices, qui agence des langues génériques qu’on retrouve dans la presse économique, juridique, et des phrases qu’on peut échanger au sujet de nos expériences les plus quotidiennes et les plus triviales, sur l’entreprise, le social, le sexe, la famille, etc. Ce ne sont que des matériaux reconnaissables montés, mis en tension, par un agencement obscène. Ces formes génériques et spécifiques ne semblent pas pouvoir cohabiter, tant elles s’excluent mutuellement, tant elles sont distantes l’une de l’autre. C’est pourtant cette exclusion, cette articulation impossible des formes génériques qui structurent nos existences et des récits d’expériences spécifiques au quotidien, qui constituent la forme des fictions que j’essaie de mettre en place.

- Dans vos essais, vous prenez au sérieux ce que peut dire l’art contemporain sur le monde.

J.-C. M. : À la fin des années soixante et au début des années soixante-dix, l’art contemporain a proposé un bouleversement radical des conditions de l’expérience esthétique. Un certain nombre de démarches d’alors s’appuyaient sur des formes, des syntaxes, qu’avaient proposées les artistes de la génération minimale ou conceptuelle, mais pour les activer en dehors de la sphère séparée de l’art, pour les rebrancher sur de l’histoire - l’histoire dans ses dimensions économiques, politiques, sociales, etc. Ces formes sont devenues des formes de lecture et de questionnement du monde, comme le roman a pu l’être au siècle précédent, ou le cinéma au vingtième siècle.

- Quels sont les artistes qui vous ont mené à cette réflexion ?

J.-C. M. : Mon plus grand choc a été la découverte et surtout l’expérience de l’installation Anthro/Socio de Bruce Nauman au Musée d’Art Moderne de New York en 1991. La pièce de Bruce Nauman occupait une immense salle noire simplement éclairée par des projections vidéos. Il y avait quelques moniteurs au sol, et des projections à 4 ou 5 mètres de hauteur qui représentaient la tête tournante d’un homme au crâne rasé qui scandait : « Feed Me/Eat Me/Anthropology/Help Me/HurtMe/Sociology/Feed Me, Help Me, Eat Me, Hurt Me ». Cette litanie était extrêmement saisissante dans le rapport ambigu qu’elle créait avec les spectateurs. Cet appel dramatisé au corps social mêlait notre fascination à notre répulsion. Cette parole assourdissante qui nous prenait en otages, cette parole presque fascisante, s’adressait à une foule prête à dire oui au discours de sa propre destruction. Cette prise en compte de la dimension spectaculaire de la parole politique, intégrant ses conditions de réception en prenant physiquement les spectateurs en otages, m’a paru intéressante dans le travail de conscientisation qu’elle nous permettait d’opérer. Les fascismes du XXe siècle se sont appuyés sur ces modes de représentation et d’instrumentalisation des corps pour s’aliéner les consciences. Nauman insiste sur la dimension fascinante de cette parole en mettant en même temps l’accent sur son côté destructeur. Il travaille toujours sur ce seuil-là : à quel moment ma fascination me fait basculer dans ma propre destruction ? Jusqu’où ma conscience peut-elle tenir, que peut-elle accepter ? Doit-on fuir, sortir immédiatement de ce dispositif ? Le rejet immédiat est-il la condition sine qua non de ma liberté ?

« La littérature, le théâtre, le cinéma,
la sculpture ou la musique
restent toujours dans un espace de représentation
dans lequel je peux au mieux me projeter,
un espace qui reste séparé
de celui dans lequel je me trouve »

Pour la première fois, j’étais face à un art qui ne pointait pas le doigt sur quelque chose, mais qui provoquait un acte. Je n’étais pas dans l’interprétation, mais dans l’action. Je ne regardais pas, mais je réalisais physiquement la proposition. Je ne me trouvais pas devant une œuvre, mais dans un dispositif qui intégrait ma conscience et mon corps. Pour la première fois, l’espace d’exposition dans lequel je me trouvais et l’espace de représentation ne formaient qu’un seul espace dans lequel j’étais intégré. La littérature, le théâtre, le cinéma, la sculpture ou la musique restent toujours dans un espace de représentation dans lequel je peux au mieux me projeter, un espace qui reste séparé de celui dans lequel je me trouve. La découverte du travail de Bruce Nauman a véritablement été un choc pour moi : pour l’anecdote, j’ai d’ailleurs arrêté d’écrire pendant cinq six ans. Cette expérience me montrait la limite des formes spécifiques, et notamment des formes spécifiques de la littérature.

Propos recueillis
par Jean-Christophe Planche

(1) Auteur de L’invention du quotidien, Folio essais, 1980.

Bibliographie : Fiction : Gangue son, Méréal, 1994 - La vie qui va avec (documentaire/fiction en collaboration avec Vincent Labaume), France Inter, été 1997 - France guide de l’utilisateur, POL, 1998 - United emmerdements of New Order, gratuit pour l’exposition World Corners de Thomas Hirschorn, Musée d’art moderne de Saint-Etienne, 1999 - United problems of flexibilité, Atelier Culture. Université du Littoral Côte d’Opale, 1999. Essais : A quoi rêvent les années 90 ? (le catalogue), Centre d’Art Moderne, Montreuil, 1998 - Amour, Gloire et CAC 40 (Esthétique, sexe, entreprise, croissance, mondialisation et médias), POL, 1999. Expositions : Laboratorium, Musée Provincial de la Photographie, Antwerpen, curated by Barbara Vanderlinden et Hans-Ulrich Obrist, 1999 - Les filles de côté (atelier d’écriture, CD audio réalisé par les étudiantes de l’Ecole Supérieure des Beaux-Arts de Tours, 1999.

Périphéries, mars 2000
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