Périphéries

Carnet
Février 2007

Au fil des jours,
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chroniques, critiques, citations, liens pointus...

[03/02/07] « La vie est un manège »
Etre femme sans être mère - Le choix de ne pas avoir d’enfant, d’Emilie Devienne

Voilà un livre que devraient accueillir avec soulagement les femmes qui ne souhaitent pas avoir d’enfant, et dont la décision, même lorsqu’elle est aussi solidement enracinée qu’un baobab, doit essuyer le typhon permanent de la pression sociale. Même si on ne partage pas toutes les références de l’auteure, on n’a pas trop les moyens de faire la fine bouche, tant la littérature sur ce sujet est rare. Et puis, l’essentiel y est : elle met noir sur blanc les arguments de simple bon sens qu’on avait en tête - ce qui fait du bien - et y ajoute quelques autres. Petite, Emilie Devienne avait rendu visite avec sa mère à une amie de la famille qui venait d’accoucher, et qui lui avait demandé : « Et toi, quand tu seras grande, tu veux beaucoup d’enfants ? » « Sans penser mal me comporter, je répondis que je ne voulais pas d’enfant du tout. » L’amie avait alors suggéré à sa mère de la montrer au pédiatre - conseil qui, heureusement, n’avait pas été écouté... Elle répertorie les diverses réactions auxquelles elle a eu droit au fil du temps ; à vingt ans : « Oh ! tu es jeune, tu peux encore changer d’avis. C’est normal, pour le moment tu as tes études. » A trente ans : « Si tu rencontres vraiment l’homme de ta vie, tu changeras d’avis. » A quarante : « Oh, avec les progrès de la médecine, tu peux attendre encore un peu. Mais pas trop longtemps, non plus... »

Et encore : c’est sans parler de la pression médiatique. Prenons ne serait-ce que les hebdomadaires de cette semaine. Prolongeant les cocoricos suscités par les bonnes performances françaises en matière de natalité, qui, en janvier, ont retenti sur toutes les antennes, Paris-Match réunit sur une photo, posant devant la mairie avec leur bébé dans les bras, les 19 femmes d’un petit village de Mayenne ayant accouché au cours de l’année 2006. Gala constelle sa couverture de vignettes représentant des femmes célèbres avec leur enfant, sous le titre : « Leurs enfants d’abord : elles veulent être des mères parfaites ! » On s’interroge d’ailleurs sur l’utilité d’en faire un dossier, tant les propos du genre « Ma famille avant tout », ou « Je suis une actrice, mais je suis avant tout une mère », sont le discours obligé de toutes les célébrités interviewées dans la presse féminine et people, où le mot « mère » appelle immanquablement l’adjectif « épanouie » - à croire que, dans ces rédactions, on dispose de logiciels de traitement de texte spéciaux, qui font l’association automatiquement. Ainsi, quand on tourne la page, en sortant du dossier « mères parfaites », c’est pour changer radicalement de registre, avec une grande interview de Lorie, titrée : « Je commence à songer à la maternité » (à 24 ans, il serait temps, en effet). On notera au passage que l’idole des cours de récréation n’a pas convoqué la presse pour lui annoncer la nouvelle en grande pompe : ce sont les journalistes qui lui demandent si, comme ses consœurs, elle ne compte pas bientôt « mettre sa carrière entre parenthèses pour devenir maman »...

Les seuls intermèdes répertoriés par nos soins dans ce matraquage remontent à... 2001. Marie Claire avait alors publié un dossier tout à fait honnête intitulé « Je ne veux pas d’enfant, et alors ? » (octobre 2001). Traitant du même sujet au même moment, mon magazine favori, Elle, sans doute le plus fanatique parmi les féminins « haut de gamme » dans l’injonction à la maternité, produisait un article (« Sans enfants et contents de l’être », 10 septembre 2001) bien plus tendancieux, présentant les couples concernés comme des aigris immatures et intolérants qui ne supportaient pas le bruit et le désordre. Histoire d’enfoncer le clou, un encadré répertoriait les propos les plus odieux (« âmes sensibles s’abstenir ! ») tenus à propos des enfants sur les forums Internet des associations de « childfree ». Bref, une vision des choses d’une hénaurme subtilité, et pas du tout idéologique.

Il ne s’agit pas d’un jugement de valeur,
mais plutôt d’honnêteté et de lucidité
par rapport à ses propres
priorités et dispositions

Que tous les gens qui n’ont pas d’enfant soient soupçonnés de ne pas les aimer, « cela signifie-t-il que tous les gens qui ont des enfants les aiment ? » interroge Emilie Devienne, que son expérience de journaliste, et la simple attention à l’actualité, ont confrontée à de nombreux témoignages du contraire. Surtout, elle rappelle cette évidence : on peut très bien aimer les enfants, s’aimer soi-même, se réjouir pour ses proches quand ils deviennent parents, s’attendrir devant les bébés de son entourage, sans pour autant avoir envie d’en concevoir et d’en élever soi-même. Il ne s’agit pas d’un jugement de valeur, mais plutôt d’honnêteté et de lucidité par rapport à ses propres priorités et dispositions - le contraire, d’ailleurs, de l’« immaturité » si souvent reprochée aux réfractaires à la maternité... En outre, il faut avoir une vision bien indigente de la vie et des relations humaines pour s’imaginer que l’enfantement serait la seule manière de nouer des liens forts, de laisser une trace ou d’assurer une transmission - sans pour autant se croire obligée de remporter trois prix Nobel pour racheter ce refus coupable : autre piège que l’auteure pointe à raison. Elle-même est la belle-mère de deux adolescentes dont elle est très proche, et avec qui elle a établi des rapports qui lui conviennent à merveille : elle n’aurait pas aimé, dit-elle, s’occuper d’enfants à plein temps, et le fait avec d’autant plus de bonheur qu’elle n’y est pas obligée.

On se souvient aussi de ce récit, lu dans un magazine (Cosmopolitan, septembre 2006), d’une jeune femme qui, enfant, était partie en vacances avec une amie chez la tante de celle-ci. A la descente d’avion, elle avait découvert que la tante en question était Sabine Azéma - l’une des rares actrices qui, lorsqu’on l’interroge à ce sujet dans les interviews, assume sereinement son choix de ne pas être devenue mère. La jeune femme se souvenait de l’influence que la comédienne avait eue dans sa vie, au cours de ces vacances qui s’étaient répétées plusieurs années de suite : « Sabine nous a loué une petite caméra et nous a poussées à écrire des scénarios qu’on tournait après. On passe des heures à chercher des déguisements au marché. Sabine a réservé une petite voiture, mais, comme elle déteste rouler, elle reste des heures derrière un camion et on hurle de rire. On n’est pas des enfants, elle n’est pas une adulte, c’est de la magie. Des vacances à la Monsieur Hulot, surtout pas de McDo, mais des salons de thé ambiance “Arsenic et vieilles dentelles”, un jardin d’hôtel plutôt que le square bondé. Sabine nous offre des objets extraordinaires, des toupies de New York, des crayons d’Angleterre. Et surtout, elle nous insuffle son sens du bonheur. »

Le « destin biologique »
est à deux embranchements

Utile distinction à laquelle procède Emilie Devienne : ne pas être mère et ne pas avoir l’intention de le devenir ne revient pas forcément à être une « anti-mère ». Cela n’empêche pas, par exemple, de s’élever contre l’ambivalence que témoigne la société à l’égard des mères, à la fois glorifiées et méprisées, par exemple quand on leur dénie toute capacité intellectuelle ou créatrice, jugée incompatible avec la fonction reproductrice. Cela n’implique pas non plus que l’on souhaite passer toute sa vie dans l’éther des idées - même si on s’y trouve bien et qu’on souhaite se réserver un temps suffisant pour y séjourner - et que l’on méprise les basses tâches matérielles : on peut prendre plaisir à soigner son intérieur, et partager la révolte d’une Annie Leclerc devant la dévalorisation dont font l’objet les tâches domestiques, tout en sachant qu’elles perdraient tout attrait à nos yeux si elles devenaient des nécessités tyranniques, et s’il fallait s’y consacrer dans une urgence permanente. Sans compter que le travail ménager continue de peser avant tout sur les femmes - les statistiques sur les parts de temps respectives qui y sont consacrées dans le couple sont impitoyables à ce sujet. Et que, de ce côté-là, l’arrivée d’un enfant peut créer un déséquilibre inattendu entre le père et la mère : comme le fait remarquer une sociologue spécialiste de ces questions, on tombe rarement amoureuse d’un homme parce que son art de passer l’aspirateur nous a éblouie...

La cohorte de procès d’intention et de préjugés auxquels s’expose une femme qui ne souhaite pas « passer par la case maternité », la réprobation ou le harcèlement plus ou moins déguisés qu’elle s’attire - et devant lesquels elle a intérêt à garder son calme, tout accès de colère risquant d’être interprété comme une confirmation des soupçons qui pèsent sur elle ! - révèlent un refus persistant, dans des sociétés pourtant considérées comme modernes, d’admettre que féminité et maternité puissent ne pas se confondre. « Pourquoi estime-t-on qu’une femme n’est jamais tout à fait une femme si elle n’a pas eu d’enfant, tandis que l’on ne dira jamais d’un homme qu’il n’est pas tout à fait un homme s’il n’est jamais devenu père ? » interroge Emilie Devienne. Un jeune père de mon entourage, que, par curiosité, j’interrogeais avec tact et discrétion (enfin... j’espère) sur l’origine de leur désir d’enfant, à lui et à sa compagne, invoqua son désir à elle, et me fit avec le plus grand naturel cette réponse sidérante : « Chez les femmes, je crois que ça vient du ventre. » Etrange... Parce que, si on veut se lancer dans cet exercice périlleux qui consiste à faire parler la biologie, la réponse ne me semble pas du tout aussi évidente que cela. Après tout, la capacité de porter un enfant n’est pas la seule caractéristique qui distingue les femmes des hommes : il y a aussi le clitoris, seul organe du corps humain qui n’ait pas d’autre utilité que le plaisir - et qui suscite d’ailleurs dans toutes les régions du monde une vindicte remarquable, allant de la simple réprobation ou répression à la mutilation plus ou moins sanglante. Si les femmes ont un « destin biologique », il serait donc plutôt à deux embranchements. Et si on voulait faire un peu de mauvais esprit, on pourrait dire que ce sont plutôt les hommes qui sont assignés à la procréation, puisqu’ils peuvent rarement jouir sans émettre de la semence...

« C’est tellement plus simple
de faire ce qu’on attend de nous »

Que, pour la plupart des femmes qui font le choix de s’engager dans cette expérience, le fait de porter un enfant dans leur ventre pendant neuf mois crée avec lui un lien d’une nature particulière - pas forcément plus fort, mais peut-être plus viscéral que celui du père -, c’est plausible. Mais pourquoi celles qui n’ont pas envie de réaliser cette possibilité devraient-elles en être affectées ? Emilie Devienne cite un article de Geneviève Serre paru dans la revue L’Autre ; s’étant penchées, avec un préjugé défavorable que son enquête avait démenti, sur les femmes qui refusaient la maternité, la psychiatre remarquait : « Un élément marquant est qu’il n’y a jamais eu de regret face à ce choix. Celui-ci a été fait très tôt, à l’adolescence, et même s’il a été interrogé au cours de leur vie, il donne le sentiment d’une décision très forte sans ambivalence, sans souffrance. » De quoi dissiper un peu la terreur que m’avait laissée le film de Woody Allen Une autre femme, dans lequel une intellectuelle sans enfants voyait sa vie s’écrouler la cinquantaine venue, et prenait conscience du manque que lui avait laissé son refus de la maternité. Tout compte fait, ce n’était peut-être pas là le reflet d’une implacable réalité, mais seulement de la légère tendance à la misogynie que laisse parfois transparaître ce cher vieux Woody...

Pour expliquer cette conviction, si répandue chez nos contemporains, qu’on ne peut être pleinement femme que si on est mère, Emilie Devienne suggère de ne pas négliger des explications qui, au premier abord, feraient sourire, comme cette croyance archaïque, encore bien ancrée d’après elle dans l’inconscient collectif, selon laquelle « en étant mère, la femme se nettoie de ce corps impur qui ne serait que sexe sans cette mission céleste ». Oui - parce qu’il y a aussi ça : ne pas vouloir être mère, c’est prendre le risque de passer pour une nymphomane à la vie pathologiquement dissolue. Ou alors, pour une frigide inapte aux plaisirs de la chair. Charmante alternative, non ? Malgré tout, Emilie Devienne invite, une fois qu’on est sûre d’avoir bien réfléchi, à faire confiance à son intime conviction, et à résister aux pressions, même si, parfois, « c’est tellement plus simple de faire ce qu’on attend de nous ».

Elle déplore que le choix de ne pas être mère soit toujours perçu négativement, alors qu’il est le plus souvent vécu par les intéressées de façon positive. Une vie sans enfants, dit-elle, offre tout autant de moments intenses qu’une vie avec enfants. Elle ne fragilise pas les couples, pas plus qu’elle ne rend leur existence ennuyeuse (au contraire, parfois) : « Si l’amour était une science exacte, ça se saurait. » Mais, en même temps, elle plaide pour que l’on prenne au sérieux la part de pessimisme qui peut aussi entrer dans ce choix. Ainsi, si elle est consciente que d’autres femmes et hommes ont une vision avant tout confiante et optimiste de la vie, elle doit reconnaître que ce n’est pas son cas : « Quand je vois des nouveau-nés attendrissants dormir à poings fermés dans leur cosy, je ne peux m’empêcher de songer à ce qui les attend : études, boulot, chômage, santé, maladie, amour, désamour... » Alors que la plupart des gens, quand on invoque la dureté des temps, balaient cet argument d’un revers de main (« et la première guerre mondiale, tu crois que c’était marrant ? »), elle affirme que, oui, il est légitime, si c’est ainsi que l’on perçoit les choses, de ne pas vouloir projeter un enfant dans un monde où le climat se déglingue, où la violence sociale grandit, où le racisme et l’intolérance se répandent et se banalisent, où des salariés dorment sous les ponts : « Nous ne sommes pas égaux devant notre ressenti face à l’incertitude du lendemain. » Elle-même confie sa difficulté à dénouer le paradoxe qui consiste à « trouver la vie dure tout en la donnant par amour ». Etant donné son enchevêtrement d’horreur et de beauté, qui pourrait prétendre trancher pour les autres le débat sur le sens de la vie, et leur imposer un optimisme forcé ? Ce qui n’empêche pas, d’ailleurs, chez ceux qui refusent d’être parents, un certain hédonisme au quotidien, ni même une passion de la vie, un refus absolu de se sacrifier ou de forcer leur nature, qui motivent tout autant leur choix : « La vie est un manège et nous ne sommes pas obligés d’enfourcher tous les chevaux. »

Mona Chollet

Emilie Devienne, Etre femme sans être mère - Le choix de ne pas avoir d’enfant, Robert Laffont, 2007, 190 pages, 18 euros.

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Périphéries, 3 février 2007
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