Périphéries

Rwanda 1994, par le Groupov

Une réparation symbolique

Au terme d’un travail de cinq ans, le collectif belge du Groupov présente la version définitive de Rwanda 1994. Musique, théâtre, témoignages, images, fiction et vérité se mêlent pour faire entendre un million de voix. Celles des victimes du génocide perpétré au Rwanda.

« Nous avons besoin d’un théâtre qui ne permette pas seulement les sensations, les aperçus et les impulsions qu’autorise à chaque fois le champ historique des relations humaines sur lequel les diverses action se déroulent, mais qui emploie et engendre les idées et les sentiments qui jouent un rôle dans la transformation du champ lui-même. » Rares sont les spectacles qui s’élèvent aujourd’hui à la hauteur de cette injonction de Bertolt Brecht. Et pourtant... Au terme des cinq heures du work in progress qu’était alors le Rwanda, 1994 du Groupov, présenté au festival d’Avignon 1999, nous savions que nous ne serions plus jamais tout à fait les mêmes. Que nous avions été émus, troublés, indignés, révoltés et finalement transformés.

Conçu par un collectif de créateurs (auteurs, musiciens, compositeurs, chanteurs, vidéastes...) le spectacle use de tous les possibles du théâtre pour mieux s’approcher de l’indicible d’un génocide. C’est ainsi que le témoignage d’une rescapée du génocide entre en résonance avec une conférence sur l’histoire du Rwanda, que de magnifiques parties chorales (écrites par le compositeur Garret List) font écho à d’authentiques images de charniers, que la fiction d’une présentatrice d’émission télévisée en quête d’information se superpose à une minutieuse quête de la vérité... Le sujet, la durée du spectacle ne doivent pas décourager. Il ne s’agit en aucun cas d’un pensum, d’un théâtre pseudo-documentaire pétri de bonne conscience. Ce qui est en jeu ici est plus simplement une vraie parole d’être humain à être humain. Réfléchir ensemble, modestement, animés par le seul souci de comprendre... Partager des émotions, compatir au sens le plus noble du terme. Se conduire profondément en être humain en éprouvant mieux nos capacités d’abjection et de générosité. Il est bien peu d’endroits dans notre société où ces possibilités nous sont offertes. Rwanda 1994 en est un. Rencontre avec Jacques Delcuvellerie, metteur en scène du Groupov.

- Quelle a été la genèse de Rwanda 1994 ?

Jacques Delcuvellerie : Un tel projet ne naît pas en dehors d’un terrain prédisposé. A la fin des représentations de La Mère de Bertolt Brecht qui achevait une période dite du « triptyque de la Vérité », nous étions dans le questionnement. Nous n’avions absolument pas anticipé la réaction positive et chaleureuse du public à la pièce, puisque la philosophie politique de l’époque était profondément anticommuniste. Comment expliquer que des gens n’étant a priori pas d’accord avec le programme politique qui semble se dégager de la pièce adhéraient quand même intellectuellement et affectivement au parcours de cette femme - Pélagie Vlassova - qui nous est montré par Brecht ? Nous avions, de surcroît, fermement choisi comme option de ne pas relire Brecht en y adjoignant des distances critiques, mais avions, au contraire, parié sur le fait que les solutions scéniques que lui-même avait adoptées au Berliner Ensemble dans les années 1950, étaient des moyens d’expression toujours susceptibles de provocation intellectuelle, d’humour, d’émotion et, finalement, d’une très grande modernité. La réaction du public traduisait bien qu’une bonne partie des gens espère des arts de la scène d’être dérangés, changés, encouragés à refuser la fatalité qu’elle se présente sous la forme du destin des grecs, ou de celle de la croissance et des lois du marché qui sont le nouveau fatum actuel.

« Nous avions le sentiment que le discours
qui introduisait à la connaissance de cet événement
ne pouvait être que mensonger »

Devant cet engouement pour une pièce qui évoque des événements du début du siècle, nous nous sommes demandé si nous oserions hasarder une création qui s’empoigne avec une réalité contemporaine. C’est à ce moment que les événements qu’on nous rapportait du Rwanda nous ont giflés, que nous avons ressenti une injonction impérative à laquelle nous ne pouvions nous dérober. Nous devions entreprendre quelque chose sur le terrain dont nous disposons, celui du spectacle.

- Vous vous êtes véritablement senti « commis » à Rwanda 1994 ?

J.D. : ll y avait d’une part l’horreur de l’événement qui se déroulait au vu et au su du monde entier après les auto panégyriques multipliés jusqu’à l’écœurement des différentes nations riches vantant la défense des droits de l’homme. On massacrait de 800 000 à un million d’êtres humains en trois mois, un moyenne de 10 000 par jour : l’événement était insoutenable. Dans le même temps, nous avions le sentiment que le discours qui introduisait à la connaissance de cet événement ne pouvait être que mensonger. Il ne s’agissait alors que d’une intuition que nos recherches ont depuis confirmée. A partir de cette double révolte devant les faits et le discours portant à notre connaissance les faits, nous avons commencé à essayer d’en savoir plus dans la perspective déjà bien claire que nous devions entreprendre quelque chose sur le sujet.

- Vos recherches ont duré plus de quatre ans...

J.D. : L’ambition du projet Rwanda était de n’être ni dans le théâtre documentaire du fait ou du constat ni, à partir d’une chose si cruellement récente et dérangeante, dans un théâtre de la métaphore. Nous étions guidés par ce précepte de Brecht : « La question n’est pas de montrer des choses vraies mais de montrer comment sont vraiment les choses. » Même la télévision est apte à montrer des choses vraies. Un soldat français a vraiment sauvé un bébé d’un charnier... Comme l’image l’indique. Mais est-ce comment sont vraiment les choses ? Cette ambition pose des difficultés majeures. Même si nous étions convaincus que la vérité définitive est toujours infiniment plus noire et plus complexe que toutes les analyses et descriptions que nous pourrions en faire, nous avions quand même comme une tentation d’aller vers elle ou, en tout cas, de sortir de l’erreur. Cela impliquait de faire un travail très long, multiforme et difficile à maîtriser.

L’autre difficulté était que le public n’avait quasiment aucun référent sur l’Afrique centrale, sur l’histoire du Rwanda et sur la complexité extrême de ces sociétés et de leur histoire. Il s’agissait donc de communiquer des informations en même temps qu’une analyse, des mises en perspective. Tout cela dans la création d’une fable à partir de la réalité sur laquelle il fallait informer. Comment était-ce possible ? Comment en même temps offrir cette part de rêve, de divertissement, de plaisir sensuel sans lesquels il n’est pas d’expression artistique ? Le spectacle commence par le témoignage d’une rescapée du génocide. Cette irruption du réel sur la scène crée un profond malaise en même temps qu’une grande émotion.

- Pourquoi avoir fait ce choix ?

J.D. : Yolande Mukagasana a perdu toute sa famille dans le génocide et a échappé elle-même d’un cheveu à la mort, au prix d’une volonté, d’un courage, d’une intelligence et de beaucoup de chance réunis dans des proportions exceptionnelles. Elle raconte seule son histoire pendant 35 minutes. Ce début est pour nous tout à fait essentiel. La première raison est qu’on ne peut pas évoquer un génocide : cette réalité dépasse les moyens d’une expression artistique quelle qu’elle soit. Dans la mesure où le génocide rwandais a été quasiment inexistant dans la conscience européenne, évoquer de manière sensible dans quel ordre de réalité se situe un tel événement devait passer pour nous par le fait qu’il s’agit d’un million de fois une personne, un être humain personnalisé, individualisé, singulier.

« Il fallait que quelqu’un,
par la réalité la plus simple de son existence,
sans aucune espèce de fioritures ou de mélodrame,
incarne tous ces gens qui n’avaient pas eu de visage »

Dans nos journaux n’étaient donnés que des chiffres, et à la télé quelques corps boueux, anonymes, le long des routes absolument sans réalité, sans humanité. On les avait tués : ils étaient en plus déshumanisés, anonymisés. Il fallait que quelqu’un, par la réalité la plus simple de son existence, sans aucune espèce de fioritures ou de mélodrame, incarne tous ces gens qui n’avaient pas eu de visage, qui n’avaient pas eu de nom, qui n’avaient pas d’histoire. Il s’agit d’une sorte de réparation symbolique envers ces morts qui n’ont pas eu de visage. Il y aussi une manière de mise en communication d’être humain à être humain d’une réalité qui nous est inconnue et presque inconnaissable. A travers le fait que moi, spectateur, sans être de la même couleur que cette femme ni du même contexte culturel, j’entrevois, je sens quand même quelque chose par la manière dont elle parle de la mort de ses enfants, de son découragement, de sa lutte. Le génocide est rendu moins abstrait.

-Yolande Mukaganasa ne souffre-t-elle pas davantage en revivant des épisodes douloureux sur scène ?

J.D. : Nous avons eu la chance et l’honneur de rencontrer la personne pour qui il était devenu une vocation de se distribuer dans la vie dans ce type de rôle. Yolande dit que le génocide ne l’a pas tuée mais qu’elle est née une deuxième fois et que dans cette deuxième vie, elle est un enfant mal éduqué. Son nouveau métier a pour axe de témoigner. Ce n’est pas quelqu’un dont nous chargeons les épaules d’une croix qu’elle n’a pas souhaité porter. Mais ce n’est pas parce qu’elle est dans le désir de remplir ce rôle qu’il n’est pas douloureux. Nous en avons parlé à plusieurs reprises pour voir si c’était tenable. Je l’avais prévenue qu’elle ne vivrait pas cette narration en scène de la même manière que lorsqu’elle fait des conférences. Cela serait nécessairement une forme de « revivre » plus difficile à gérer. Même si elle n’est pas comédienne, Yolande est dans un processus de représentation, dans le rôle d’elle-même. Si nous sommes un peu au-delà ou en-deçà du théâtre avec ce témoignage, nous ne sommes pas non plus complètement dans l’importation de la vie sans travail, sans élaboration symbolique sur scène. Yolande est dans la dialectique du réinventer ou du reproduire, comme un acteur qui prend son métier au sérieux. Alors qu’elle raconte des choses vraies, qu’elle a vécues, elle commence, au fur et à mesure, à fixer des formes de narration. Elle vit plus que personne d’autre une sorte de catharsis et je crois qu’elle en tire une énergie nouvelle. Mais son « exorcisme » à elle ne nous délivre pas, nous, il nous questionne. Ce qui lui arrive en scène nous touche en même temps qu’il nous exclut. Et c’est exactement la génocide. On peut l’éprouver, on ne peut le comprendre, et pourtant il nous somme de penser.

Rwanda est fondamentalement en phase avec l’essence du théâtre parce que c’est de la présence vivante qui manifeste des morts. C’est peut-être cela le théâtre : dans du vivant, à travers un être contingent, limité, actuel, la voix d’une multitude très ancienne se fait entendre.

- Le thème de la télévision est également très présent dans le spectacle...

J.D. : La conscience se forme à partir d’informations. Il s’agit donc de s’interroger sur leur qualité. Cela pose le problème des médias, étant donné qu’aujourd’hui les problèmes s’emparent de la conscience des citoyens dans la mesure où la télévision leur fait une place. Dans le cas du génocide au Rwanda, les médias sont doublement en cause avec une sorte de division du travail. A l’intérieur, ils ont été un instrument direct du génocide, avec la radio qui non seulement tenait un discours de propagande, mais jouait un rôle fonctionnel en donnant des informations aux tueurs. A l’extérieur, les médias se sont faits les auxiliaires des intérêts des grandes puissances ayant des intérêts en Afrique Centrale en confortant une lecture ethnique simpliste du génocide. La mise en cause des médias reste néanmoins secondaire par rapport à la question du génocide. Une interrogation se pose plus généralement sur la manière dont se forment nos consciences.

- Dans quel but montrez-vous une longue séquence presque insupportable d’images de massacres ?

J.D. : Je crois qu’il faut impérativement signaler que ces images arrivent après plus de quatre heures de spectacle. Jusque-là, le génocide est parole, rien d’autre. Toutes les sortes possibles de parole : le témoignage, le message des morts de l’au-delà, l’analyse politique, la controverse, sujet de visions ou de cauchemars... Mais jamais il n’est montré. Quand, enfin, ces images arrivent, où sont-elles insérées, dans quelle scène ? Dans une réunion de rédaction à la télévision où les personnages se divisent à leur sujet. Qu’est-il légitime de montrer ou non à l’écran, et de quelle manière ? Autrement dit, le spectateur de théâtre reçoit le choc du massacre dans la platitude glaçante d’une trace, en même temps qu’il est invité à réfléchir sur la façon dont son informateur principal définit la pertinence ou l’irrecevabilité des images, c’est-à-dire les « instances » qui structurent ce discours par lequel on prétend communiquer avec lui. Je ne trouve pas cela négligeable. Par ailleurs, je me souviens d’une journaliste suisse qui me disait : « A cet instant du spectacle, je me suis aperçue que j’avais déjà “apprivoisé” le génocide en moi-même. Il était devenu un “problème”, grave, mais pensable. D’un seul coup, ces images me ramenaient à ce qu’il est réellement : des êtres massacrés, des assassins joyeux, des milliers de corps dont il ne restera bientôt plus rien. »

Je crois qu’avant la Cantate de Bisesero qui clôt le spectacle, ces images sont essentielles. Le spectacle s’achève par le récit épique et musical d’un acte extraordinaire de résistance au génocide. Mais, pour comprendre, sur cette musique superbe, ce qu’ont affronté concrètement pendant trois mois les résistants de Bisesero, ces images sont nécessaires. Leur statut dans notre spectacle est totalement différent de leur emploi ou non-emploi à la télévision, cette séduction démagogique par l’horreur (« Et maintenant une séquence insoutenable, éloignez les enfants et les personnes sensibles »). Elles n’ont pas non plus fonction d’authentificateur de notre parole par le réel : rien n’est plus facile à falsifier que des images, en dépit du crédit qu’on continue à leur accorder sur ce plan. Elles sont juste ce dont on ne peut pas parler, mais ce dont on ne peut parler a été créé par la parole. La machette inscrit dans un corps un discours.

Propos recueillis
par Jean-Christophe Planche
Photos de Lou Hérion

Les dates - Rwanda 1994 est créé au Théâtre de La Place, à Liège, du 20 au 25 mars 2000, puis repris au Théâtre National de Bruxelles du 31 mars au 7 avril. Trois représentations auront lieu à la Rose des Vents de Villeneuve d’Ascq les 27, 28 et 29 avril.

Les 20 ans du Groupov - Le Groupov est un collectif, créé en 1980 à l’initiative de Jacques Delcuvellerie, qui regroupe à l’origine des étudiants du Conservatoire de Liège répétant en dehors de l’école (le Groupe Off !). Se jouant des frontières artistiques, le collectif se livre à des expérimentations fulgurantes, risque « l’inouï ». Après quelques années de travaux confidentiels, il se lance dans la représentation publique. Dans les années 90, il présente le premier volet d’un travail autour de la question de la vérité. Ce triptyque interrogera la souffrance humaine à travers la religion (L’annonce faite à Marie de Paul Claudel en 1990), le sexe (Trash : a lonely prayer en 1991) et la politique (La mère de Bertolt Brecht en 1995). Parallèllement à ces créations mêlant musique, arts plastiques, théâtre ou philosophie, le Groupov expérimente des pratiques pédagogiques nouvelles au sein du Conservatoire de Liège.

Groupov, 26-28, rue Bois-L’Evêque, 4000 Liège, Belgique. Tél. (32-4) 253 61 23.

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